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L'hiver n'était pas très froid, mais l'humidité
le pénétrait jusqu'à l'os. Assis sur le trottoir devant
le supermarché de banlieue, Pierre attendait le geste de charité
de ses concitoyens. Il avait posé son béret basque à
ses pieds et il tenait à la main un carton sur lequel il avait écrit
en lettres capitales J'AI FAIM.
La nuit tombait vite en cette saison. Il n'était pas sûr que
les chalands qui entraient dans le grand magasin et en ressortaient fussent
capables de lire ce qu'il avait écrit sur le carton. De plus ils étaient,
eux-mêmes transis et pauvres. Pas au point d'éprouver la faim,
mais pauvres quand même. De sorte qu'au bout de deux heures Pierre n'avait
récolté dans son béret que trois francs. Même pas
de quoi s'acheter une baguette de pain. Et Pierre avait vraiment faim. Très
faim. Il n'avait rien mangé depuis la veille. Il avait arpenté
la cité toute la journée dans l'espoir de décrocher un
petit boulot. En été, les propriétaires des pavillons
l'engageaient parfois pour des travaux de jardinage. Les commerçants
lui confiaient à l'occasion le lavage de leurs voitures. Mais, en hiver,
cette misérable banlieue se refermait sur elle-même comme une
huître. Et ce n'était pas les locataires des HLM qui avaient
besoin de ses services. Oui, il avait marché et marché et ne
s'était heurté, toute la journée, qu'à des refus,
des mines renfrognées et des portes closes. Mais marcher sans manger
vous creuse davantage et, de plus, vous affaiblit. A la fin, la tête
vous tourne et vos jambes flageolent.
Pierre n'avait pas de métier qualifié, pas de parents qui eussent
pu lui offrir un soutien. Voici deux ans, chassé par le chômage,
il avait quitté sa Corrèze natale pour monter à Paris.
Depuis, il avait connu déboires sur déboires. Une spirale de
mécomptes qui l'avait tiré vers le bas. II avait dépéri
au point qu'il ne pouvait même plus solliciter un emploi précaire
de manutentionnaire ou de manœuvre. Les patrons et les contremaîtres
lui préféraient des hommes plus robustes : un coup d'œil
à sa maigreur et à sa mine hâve et il se retrouvait sur
le trottoir. D'ailleurs, les petits entrepreneurs étaient durement
touchés par la crise. Et ceux qui tenaient le coup remplaçaient
les manœuvres par des robots.
Il faut avoir un domicile pour bénéficier d'une aide sociale.
Depuis longtemps, Pierre n'avait plus un véritable logis. II partageait
une cabane de chantier abandonnée avec Emile, le clochard. Il défendait
malgré tout sa dignité, avec ce qui lui restait d'énergie.
Emile lui servait de repoussoir. Déambuler en guenilles, puer comme
un bouc, noyer son vague à l'âme dans le pinard, non et non !
Il n'admettait pas une telle déchéance ! Aussi aiguisait-il
le rasoir hérité de son grand-père sur un silex jusqu'à
pouvoir l'utiliser même sans crème à raser. Tard le soir
il lavait tant bien que mal son linge dans les toilettes de la gare avec ce
qui restait de savon dans les distributeurs automatiques. Mais, pour le reste,
force lui était de faire la manche comme Emile et de souffrir, comme
en ce moment, de faim et de froid.
Le supermarché allait fermer dans une demi-heure. Des femmes, mais
surtout des hommes - célibataires ou père de familles - que
le RER avait crachés après leur journée de travail, s'y
précipitaient. Ils en ressortaient avec des sacs de plastique contenant
les victuailles destinées au repas du soir. La course contre le temps
avait accéléré le passage des clients dans les deux sens.
Mais, à cause de cette précipitation même, aucune pièce
de monnaie ne tombait plus dans le béret de Pierre. Les hommes et les
femmes le frôlaient sans lui jeter le moindre regard. Le jeune mendiant
se souvint du commentaire d'Emile inspiré par sa longue expérience
de clochard. C'est pas qu'ils manquent de cœur, mais ils sont pressés.
Ils ne te voient même pas. Peut-être que si tu étais un
chien... Avec le barouf que fait Brigitte Bardot pour la défense des
bêtes...
Pierre n'était pas un chien. Mais il ressentait la faim comme n'importe
quelle bête. Même qu'elle lui donnait des crampes d'estomac. Il
rêvait d'un beau rôti et avalait sa salive. De quel droit les
uns mangeaient et les autres pas ? Tout comme un chien, il avait envie non
pas d'un bout de baguette, mais d'un plat de viande.
N'y tenant plus, il se leva, ramassa son béret, glissa les trois francs
qui s'y trouvaient dans sa poche, et entra dans le grand magasin...
... Poussant le tourniquet., il longea les caisses devant lesquelles les gens
faisaient la queue, et chercha des yeux le rayon qui exposait les aliments
pour chiens et chats. L'ayant découvert, il y alla tout droit et s'empara
d'une grosse boîte de Pal. Après quoi, il s'assit par terre au
milieu des étalages, et ouvrit la boîte avec son canif, et commença
à en avaler goulûment le contenu en se servant de ses doigts.
Le produit — un hachis de bas morceaux de viande — lui parut exquis.
Pierre s'en remplissait l'estomac sans mâcher, avec la hâte de
l'affamé, mais son palais, qui n'avait plus perçu le goût
de la viande depuis longtemps, ne s'en délectait pas moins.
Au bout d'un moment, il se trouva entouré de quelques clients. Les
uns écarquillaient les yeux devant le spectacle insolite, d'autres
ricanaient bêtement, quelques-uns s'en indignaient. Impassible, Pierre
continuait à vider la boîte. Soudain, il fut secoué rudement
par l'épaule. En se retournant, il constata qu'il était flanqué
de deux malabars, qu'il identifia aussitôt comme étant des vigiles.
Les deux hommes le regardaient d'un air féroce. Ils étaient
vêtus d'une sorte d'uniforme sur lequel était fixée une
plaque en cuivre portant le sigle de la chaîne à laquelle appartenait
la grande surface.
— Alors, comme ça ! l'apostropha l'un des deux hommes. On ne
se gêne plus ! On vole au vu et au su de tout le monde !
En guise de réponse, Pierre se leva et retourna les poches de son manteau
râpé et de son pantalon tout froissé.
- Comme vous voyez, messieurs, je n'ai rien volé.
- Et cette boîte ?
- Je ne l'ai pas volée. Je l'ai mangée.
- Tu l'as mangée ! ... Mais est-ce que tu l'as payée ?
- Non ! Est-ce qu'un chien paye sa pitance ?
Déconcerté, le vigile qui l'interrogeait -une brute d'une cinquantaine
d'années aux sourcils touffus et à la moustache blanche - mit
quelques secondes à trouver la réplique.
- Le chien, non. Mais son maître, oui.
- Mais moi, je n'ai pas de maître, observa Pierre doucement. De nouveau,
le vigile hésita.
- Tu n'es pas un chien, que je sache.
- Pourquoi n'en serais-je pas un ?Je mène une vie de chien et je viens
de me nourrir avec une pitance de chien.
Les clients qui les entouraient firent entendre quelques murmures. II y eut
même une ou deux exclamations d'apitoiement.
-Allez, assez ergoté ! s'écria le vigile à bout d'arguments.
Tu vas nous suivre gentiment au commissariat ou nous t'y traînerons
de force... et n'essaie surtout pas de t'enfuir! ...
Le vigile avait saisi Pierre par la manche.
- Pourquoi ne m'attachez-vous pas avec une laisse ? Comme ça, vous
serez sûrs que je ne m'échapperai pas ! Estomaqué par
tant d'insolence, le vigile était devenu tout rouge.
- Non d'un chien ! hurla t-il. Je me demande ce qui m'empêche de ...
Il avait, levé le poing. Pierre grogna en montrant les crocs et se
mit à aboyer. . La surprise, plutôt que la peur, fit reculer
les vigiles d'un pas. Un homme avait suivi la scène de loin. Il vint
se planter devant les deux hommes en uniforme. Il était encore jeune,
bien vêtu et rasé de près. Son regard énergique,
son menton volontaire reflétaient l'autorité, il tenait à
la main un billet de cinquante francs.
- T enez, mon brave, dit-il en s'adressant au vigile qui avait levé
le poing. Vous irez à la caisse payer cette boîte et vous me
rendrez la monnaie.
- Vous étiez là, monsieur le commissaire ? s'exclama le vigile
au comble de : la stupeur. Nous voulions justement vous amener cet individu
qui ...
- Comme vous voyez, ce n'est plus la peine.
- Mais c'est un voleur ! Un individu dangereux !
- Dangereux ! je ne le pense pas. Mais il pourrait le devenir, je vous conseille
de garder la mesure. Sinon, nous serons bientôt entourés de chiens
enragés...
ANDRÉ KEDROS le monde diplomatique
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