[HIP HIP HYPER]
Alain Duret.
retour documents

« Dégagez, les morpions, dit Rosalie. Allez faire les courses et prendre votre quatre heures. »
Jojo et Ursule ne se le firent pas dire deux fois. Ils filèrent vers Quatrefours, en serrant les rares billets que leur mère leur remit. Quelques instants plus tard, ils poussaient leur caddie au milieu des lumières chatoyantes et des mobiles publicitaires.
Ils foncèrent immédiatement sur le rayon pâtisserie, enfournèrent chacun un pain au raisin et se partagèrent une tablette de chocolat. Ils entamèrent un pot de miel. Leur périple les mena ensuite au rayon des vins. Là, ils abandonnèrent les emballages de leur goûter, chargèrent deux bouteilles de rouge à onze degrés pour le repas du soir, passèrent aux caisses, payèrent vertueusement le pinard et s'esquivèrent.
Dans les hypermarchés, on paie ce qu'on sort, c'est connu. Tout ce qui est dans le caddie est dû, pas ce qui est resté à l'intérieur. II arrive que des inspecteurs du magasin fouillent les poches des galopins. De vilaines histoires à chaque fois. Mais on ne fouille jamais un estomac.
« D'ailleurs, avait dit Edouard, si on m'annonce que vous avez été pris à voler, ne comptez pas sur moi pour vous tirer de là ; et quand vous sortirez de prison, je mettrai votre peau à sécher au plafond. »
Le père ne plaisantait pas avec l'honnêteté ; de toute façon, personne ne volait à la maison.
« Ça me dégoûte, racontait Rosalie, chez ma dernière patronne, je ne passais pas l'aspirateur dans une pièce sans trouver cinq ou six francs par terre, parfois même des billets ; il y avait toujours de la viande en train de pourrir dans le réfrigérateur, un jour un gigot. Dans ces conditions-là, ce n'était pas du vol. Je ne volerais jamais, hein, moi. D'ailleurs, chez mon actuelle, ça ne risque rien, elle est professeur, il n'y a pas un sou à faucher.»
Edouard acquiesçait.
« Moi, comme aide-magasinier, disait-il, tout ce que je pourrais rapporter à la maison, c'est des pointes de douze. Des pointes de douze. Ha, ha ! Si au moins j'étais bricoleur... »
Le soir, en dînant, ils en parlaient encore.
«T'as trop mangé à quatre heures, Jojo, tu n'as plus faim. Tu aimes bien le salé aux choux, pourtant.
- L'ennui, dit Ursule, c'est qu'on ne peut pas tout consommer. Moi j'adore le cassoulet : eh bien, je ne peux pas prendre du cassoulet froid.
-Les sardines, tout ça, dit Jojo, j'arrive à les ouvrir. Et les boîtes d'ananas aussi. Au début on n'osait pas. Tu mets les boîtes contre toi, comme pour regarder le prix. Tu découpes le couvercle, et tu poses la boîte bien droite dans le caddie : tu n'as plus qu'à le soulever de temps en temps et à prendre une rondelle.
- Les surgelés, c'est pareil. L'autre jour, j'ai essayé de mâcher du saumon, mais on n'aime pas ça. Le saucisson, on mord dedans, mais on s'en lasse vite.
-Les petits suisses, reprit Jojo, je les gobe d'un coup. Je trempe mon doigt dans les confitures. Je n'ai pas de goût pour les olives, mais je croque bien un cornichon de temps en temps.
-Ce qui cloche, résuma sa soeur, c'est qu'on ne peut pas faire réchauffer.
- Evidemment, dit Edouard en se versant un verre de gros bleu. Mais y a pas de butanes ?
- Des Camping Gaz ?
- Oui, mais on est obligés de prendre la cartouche dans un rayon, le réchaud dans un autre, des allumettes...
- Edouard, dit Rosalie, tu devrais aller leur montrer. Noël approche, ces gosses il ne faut pas les priver.
- On pourra rester à la télé, papa ? Le temps d'essayer tous les postes couleur, on verra le match de rugby.
- Et on regardera les jouets.
- Ça va, dit Edouard en se curant les dents, on y passera l'après-midi. On t'emmène, _,ma grosse ?
- Pardi, dit Rosalie. Si ça pouvait me laver mon linge... »
Le samedi suivant, la famille Laplume entra à Quatrefours dès treize heures.
« Papa, dit Jojo, on pourrait déjeuner. puis à trois heures, on irait voir le match.
- Moi, ajouta Rosalie, pendant ce temps-là. j'emmènerai Ursule aux jouets.
-Je commencerais bien par des huîtres ». dit Edouard.
La foule remplissait le magasin. submergeant les rayons. Au stand poissonnerie. on leur enveloppa les deux douzaines dans un sachet de plastique, auquel on agrafa le prix.
« Zut, dit Edouard, j'ai oublié mon couteau. File en chercher un, Jojo.
- Où c'est qu'on s'installe ? dit Ursule.
- Là-bas, tu vois ? I1 y a deux caisses de poisson vides. On va les mettre debout, et on ouvrira nos huîtres dessus. Bobonne, tu ne veux pas aller me chercher du gros plant et un tire-bouchon ? »
Jojo revenait. Edouard ouvrit les coquillages, goba le premier.
« Je n'ai trouvé que du Muscadet, dit Rosalie, en ouvrant le bouteille. »
Edouard pesta.
« Y a jamais moyen de rien faire correctement. Enfin on se contentera de ce qu'on aura. »
Il avala une large lampée et goba un second mollusque. Un petit vieux leur fit un geste d'intelligence. Ursule se mit à couiner :
« J'aime pas les huîtres. Vous l'avez fait exprès. Je voulais des praires.
- Va t'en chercher une livre, ma gamine, dit Rosalie, maternelle. N'en prends pas davantage, tu ne les mangerais pas, il ne faut pas gaspiller.
- Bon appétit, Messieurs Dames, fit une vendeuse qui passait. »
Jojo revenait en courant, l'air futé, un pain de mie et du beurre à la main. Le repas se poursuivit normalement ; trois garçons et une fille en blouson partagèrent une tartine en passant. A deux heures, Edouard donna le signal du départ.
« On plie tout, dit-il. Pas de saloperies. Tous les débris dans la caisse. Jojo, tu vas la porter à la décharge, tu sais où c'est. On fait une petite promenade pour digérer. Rendez-vous à trois heures, au rayon télé. »
Ils partirent bras-dessus bras-dessous, Rosalie et lui, et Edouard rotait de temps en temps.
«Je prendrais bien un digestif, mais je ne vais quand même pas ouvrir une bouteille. Ce qu'on est bien là-dedans, tout de même, y a tout. Tu entends cette musique ? Regarde toutes ces choses autour de nous : on est quand même rudement mieux qu'à la maison... »
Rosalie se serrait contre lui.
« Ah, bien sûr, dit-il, ce qui manque après un repas pareil, c'est de faire dodo. Enfin, on ne peut pas tout avoir. »
Ils virent la plus grande partie du match. A seize heures, Ursule vint en vélo dire qu'elles en avaient leur claque, sa mère et elle, du rayon des jouets, et qu'elles changeaient de quartier.
Ils se rabattirent alors sur un jeu radiophonique, qui les occupa jusqu'à huit heures ; mais l'heure de la fermeture approchant, ils durent partir, le coeur serré. Ursule, la spécialiste, se remit à piauler.
« Tu nous avais promis qu'on ferait chauffer un cassoulet sur le butane.
- Tu commences à nous casser les oreilles, dit Edouard, peu enthousiaste à l'idée du retour. Tu vas pas nous chanter Ramona. Ecoute, on reviendra un soir de nocturne. »
En attendant, ils réintégreraient leur maison sans feu, sans eau (on coupait à huit heures du soir par crainte du gel), trois pièces infestées de cafards, au papier passé ; et ce fut dans la morosité que la soirée se termina.
Le mardi, Rosalie envoya un mot à l'école pour que les jeunes prennent leur après-midi.
« Il faut bien qu'ils en profitent, dit-elle. Allez devant, on vous rejoindra dès que votre père sera là. » Ils ne perdirent pas leur temps. Sitôt arrivés, ils installèrent un sapin de Noël, le garnirent de guirlandes, choisirent leurs jouets. Quand il fallut se procurer un gaz de camping, ils rencontrèrent quelques difficultés techniques. La cartouche ne rentrait pas. Décidé, Edouard appela un démonstrateur, protesta. L'autre se confondit en excuses, monta l'appareil, le démonta, partit à la réserve. Jojo avait déjà des allumettes en main, on l'essaya.
« C'est pas tout, dit Edouard. Où est-ce qu'on va se mettre ? II faudrait quand même pas qu'on fiche le feu.
- J'ai repéré un coin, dit Jojo. Là-bas, c'est à l'abri, et ça ne gêne pas. »
Ils s'installèrent. Ursule gémit.
« C'est pas cette marque-là que j'aime. Les haricots ont un goût.
- Mets-lui une tarte, dit Edouard. J'en ai ras le bol de cette gniarde. Tu sais qu'ils ne suivent pas les mêmes marques dans les hypermarchés.
- Va te chercher une crème de marrons, pour te consoler.
- Jojo, dit sévèrement Edouard, je n'aime pas ces manières.
- Quoi ? fit le gosse, ahuri.
- Qu'est-ce que tu as apporté comme vin ?
- Du... du Pommard.
- A combien ?
- A quarante francs et vingt centimes.
- Et tu ne vois rien, Rosalie, dit le père, tes enfants sont bien mal éduqués. Mon fils, ta mère gagne ça en une demi-journée. Je ne veux pas que nous vivions au-dessus de nos moyens. Remporte-moi cette bouteille et reviens avec une Côtes du Rhône à huit quatre-vingts. »
Vers le milieu du repas, un homme en blouse blanche, cérémonieux, se présenta.
« La direction vous fait demander, dit-il, de bien vouloir vous déplacer. L'odeur de votre cuisine se répand sur le rayon poissonnerie et, par ailleurs, il se forme un attroupement à cet embranchement où précisément nos spécialistes ont calculé que les caddies devaient circuler vite.
- Mais bien sûr, dit Edouard avec délicatesse. Et où pourrions-nous nous installer ?
- Oh, les emplacements ne manquent pas. Vous pourriez aller au coin de la librairie, là-bas, il n'y a jamais personne. »
Jojo prit le réchaud, Ursule la boite.
« Merci de votre courtoisie, dit l'homme. Nous espérons que les produits Quatrefours continueront à vous donner satisfaction. »
A la mi-janvier, en plus des quatre heures, ils y dînaient deux fois par semaine, et déjeunaient sur place le samedi midi. Les enfants engraissaient à vue d'oeil, et Rosalie dut gronder Ursule qui avait un ventre de femme enceinte. Les soirées à la maison devinrent sinistres. Tous pensaient, sans oser se l'avouer, au merveilleux magasin, au monde de lumières et d'odeurs, aux musiques sirupeuses. Un jour, la télé rendit l'âme. « Tout augmente, disait Rosalie. Je n'achète plus jamais de la viande le soir. Maintenant que les enfants ont deux repas garantis là-bas... »
Edouard pensait.
I1 suffirait d'y aller tôt. On mangerait à six heures, avant la fermeture. On n'en mourrait pas.
- Oui, mais à sept heures, il va falloir sortir, et qu'est-ce qu'on fera jusqu'au coucher...
- On pourra toujours se promener un peu dans la galerie marchande... »
Ça n'était pas satisfaisant, bien sûr. Mais ce serait quand même bien mieux...
Ils furent raisonnables. Ils y allèrent trois fois, puis quatre fois. Fin janvier, la fortune leur sourit : Quatrefours annonça que le magasin resterait ouvert le dimanche, grâce à une rotation du personnel. Dès lors, ils y dînèrent régulièrement.
On s'était habitué à eux, la foule indifférente les côtoyait sans les regarder. Pour le Mardi Gras, Rosalie fit des crêpes. Le directeur du secteur Alcools leur montra comment doser le rhum. Un soir, on leur fit parvenir une bouteille de bordeaux, au goût étrange, qui ne figurait pas dans les rayons.
« Listrac, lut Edouard. Ça ne vaut pas la Vieille Réserve du Manoir. Mais c'est l'intention qui compte. »
Début mars, les Ateliers de mécanique réunis mirent au chômage le tiers de leur personnel. Edouard ne sut jamais comment ils s'y étaient pris pour qu'il ne touche pas le licenciement économique ; toujours est-il qu'il se retrouva avec dix-sept francs cinquante par jour. La nécessité pressait le ménage : on prit sur place le repas de midi.
Toutefois, Rosalie geignait : trop de trajet pour aller à son travail ; les gosses, eux aussi. étaient obligés de cavaler pour regagner l'école ; pour ce qu'ils y faisaient... Le soir, ils s'entassaient, muets et hargneux, dans le trois-pièces glacé et plongeaient vite dans leurs draps humides, se pelotonnant sous de vieilles couvertures. Les rapports d'Edouard et de Rosalie s'en trouvèrent viciés, elle l'engueula un soir parce qu'il la découvrait, ils eurent des mots aigres-doux.
« De toute façon, dit-elle, il va bien falloir arriver à prendre une décision. Le 15 avril, c'est le terme, ensuite il y aura les impôts à payer... »
Ils y pensaient, ils y pensaient ; et le sort trancha pour eux. Un soir de mars, ils s'étaient un peu attardés. L'hypermarché avait reçu un nouveau bourgogne, Edouard avait voulu goûter une seconde bouteille, bref, ils se firent surprendre. Depuis longtemps déjà, les acheteurs ne se pressaient plus autour d'eux, un grand calme régnait dans le magasin. Lorsqu'ils gagnèrent les caisses pour sortir, ils les trouvèrent vides, le personnel enfui.
Ursule se mit à pleurer.
« Que faire ? dit Rosalie.
-Pour un soir, dit Jojo, on pourrait aller à la literie... on ferait bien attention de ne pas salir, je vous promets que je ne coucherai pas avec mes chaussures. Demain, il suffira d'être levés avant l'arrivée des clients.
- D'accord, dit Edouard. Attrape un réveil en passant. »
L'avantage, c'est qu'ils pourraient prendre le café sur place.
Le lendemain soir, ils trouvèrent des draps au rayon lingerie ; puis Edouard déplaça un peu une armoire pour qu'ils aient leurs commodités. Personne n'allait s'en apercevoir, et le jour, en tout état de cause, on la fermerait à clé.
Des semaines passèrent ; la vie s'arrangeait. Pourtant, Rosalie restait songeuse.
« Qu'est-ce qu'il y a, ma grosse ? lui demanda Edouard.
- Ça n'est pas une vie, tu comprends, toujours assise entre deux chaises. Ce qu'il faudrait...
- Ce qu'il faudrait ?
- D'abord, donner congé pour la maison. On déménage en loucedé, peinards. Pas d'adresse pour le proprio ni pour le percepteur. Les meubles, tu sais ce qu'on a, c'est bien mieux ici, on laisse tout tomber.
- Je ne tiens qu'à une chose, c'est à la table de nuit à dessus de marbre de la tante Mélanie.
- On la mettra dans un coin du rayon avec une étiquette "vendu".
- Bon, comme tu veux.
- Ensuite, dit-elle, je ne crois pas que ce soit la peine que je continue à travailler. Tu comprends, je vais avoir beaucoup à faire ici, les enfants, le ménage...
-Bien sûr, ma grosse, bien sûr. Comme ça, on aura plus de temps pour se voir.
- Et puis, je garderai les gosses avec moi. Je ne vois vraiment pas ce qu'ils vont faire à l'école. L'an dernier, ils ont même ramené des poux. Et puis, leurs maîtres leur donnent de mauvaises idées, sans compter que c'est tout juste bon à nous faire repérer, tout ça.
-Quand même, dit Edouard, je veux que mes enfants aient de l'instruction.
- Ne t'inquiète pas. Ils s'équiperont au rayon des fournitures scolaires et on les installera au rayon librairie. Et puis, comme je ne travaille pas,.je pourrai mieux les surveiller. »
Edouard restait perplexe. Enfin, il acquiesça ; on demanderait à des amis d'aider pour le déménagement ; il avait même des idées derrière la tête, une illumination lui venait : Galure, qui était aide-plombier OS 1 à la boîte, pourrait venir donner un coup de main. Parce qu'enfin pour se laver...
- Oui, dit Rosalie, je sais à quoi tu penses. A propos. Ursule, viens ici ma fille. Tu sens comme un vieux Munster. Tu vas me faire le plaisir de filer au rayon vêtements, et de me changer tout ça. Tu vireras tes vieilles fringues à la décharge. Et avant, tu passes aux douches du personnel, derrière le grand tas de cartons. Et tâche de frotter, espèce de putois. »
Ils déménagèrent le samedi suivant. On a beau ne pas avoir grand-chose, on y tient. Des amis, des voisins vinrent leur dire un mot aimable. Au magasin, bien sûr, cela créa de petites complications, les cartons ne passaient pas, mais une caissière leur ouvrit une grille. Vers seize heures, Galure vint faire une tournée d'inspection.
« Tu vois, Marcel, dit Edouard, il faudrait déjà que tu me branches ce luminaire et ces deux chevets
- Pas diff, mon pote. Je peux même t'installer un téléviseur, il me faut simplement une rallonge pour l'antenne collective.
- Ce qui m'embête, c'est la baignoire. Tu comprends, la douche du personnel, ça va bien un moment, mais c'est loin. »
Marcel fit la moue.
« En tout cas, je ne peux pas te l'installer à proximité de la chambre. Mais il y a un branchement au rayon sanitaire pour la démonstration. Il faudra que vous vous déplaciez.
- Ah, dit Rosalie, c'est embêtant. Que veux-tu, on fera comme on pourra. Et les travaux ?
-Une bonne quinzaine ; bien sûr, vous ne me devez rien.
-Tu dîneras avec nous. Amène Mauricette, on dansera. »
Dès lors. ils menèrent une vie réglée. Ils se levaient tôt le matin, avant l'arrivée de la clientèle. Comme ils se disputaient la salle d'eau, Marcel avait installé une seconde baignoire ; à vrai dire, le modèle désiré manquait en stock, et ils durent déposer de nombreuses réclamations pour l'obtenir ; Edouard menaça même d'écrire au directeur général.

Donc, vers six heures trente, Rosalie délogeait les gosses. Toilette, déjeuner, puis les acheteurs commençant à arriver, tout le matériel était rangé, et l'on partait vers le rayon librairie. Installé là, Edouard lisait les journaux du matin avec une grande attention. tandis que Rosalie surveillait les devoirs des enfants. A onze heures toutefois, elle les quittait pour aller faire son marché, discutait avec le poissonnier, se rabattait sur la charcuterie. Ils déjeunaient à heure fixe : midi trente, c'était indispensable à la bonne santé des ,petits. Leur menu présentait une grande variété : ils essayaient tous les produits nouveaux. Edouard avait strictement réglementé l'usage des boissons alcoolisées. Ce n'est pas parce que nous avons tout ce qu'il nous faut, avait-il coutume de répéter. que nous devons nous arsouiller. L'après-midi était plus long. Rosalie allait choisir un nouveau vêtement ou un nouveau gadget ménager ; quant à son mari, il partait au rayon bricolage, où, malgré sa répugnance, il apprit quelques rudiments. Les enfants n'avaient pas cours : farouche pionnière pédagogique, Rosalie était. sans s'en douter, rompue à la pratique du tiers temps. Ils prenaient de l'exercice, il en fallait à leur âge : plusieurs tours de magasin à la course en poussant un chariot, ou un cross avec sauts d'obstacles.
Le dîner du soir était plus solennel. Rosalie avait imposé une grande table Louis XIII, et l'on y prenait son temps, délaissant de plus en plus la télé couleur pour la chaîne hi-fi. Leur niveau culturel s'élevait...
Un jour, ils reçurent une nouvelle visite de Marcel et de Mauricette.
« Ça y est, dirent-ils, nous sommes installés à notre tour, aux magasins Dare-Dare. Nous attendons votre visite pour pendre la crémaillère, si possible un jeudi, jour d'arrivage des produits frais. »
Ce fut toute une expédition. La petite employée de la caisse 23 vint leur demander, affolée, s'ils s'en allaient définitivement ; on la rassura, ils ne seraient partis que pour la journée. Le grand air de la ville leur fit mal. Jojo clignait de l'oeil et Rosalie, solidement campée, humait le vent avec méfiance. L'immensité de ces grands espaces publics l'effrayait. Toutefois le trajet à pied leur fit plaisir, mais ils le trouvèrent long.
L'accueil de leurs amis les rasséréna. Ils admirèrent beaucoup le petit square central aménagé dans l'hypermarché, ses bancs, son bassin, mais ils trouvèrent la langouste un peu racornie, et il n'y avait pas la marque de bière qu'Edouard affectionnait. Ça se compensait, en somme. La conversation roula pendant tout le repas sur les mérites comparés de leurs deux gîtes. Puis leurs préoccupations s'élevèrent et ils philosophèrent.
« Nous sommes au début, disait Galure, d'un mouvement qui ira loin. Mon vieil Edouard, c'est nous les pionniers. Nous inaugurons un nouveau mode de vie.
- Mais non, disait Mauricette, notre initiative n'est valable que si elle est peu suivie.
- Tais-toi, dit son mari, en se versant une larme de Chivas, tu n'entends rien à la politique. Je me demande d'ailleurs s'ils ne devraient pas nous consulter sur le développement ultérieur de leurs magasins... »
La soirée s'avançait, l'ennui pointait.
« Que ferez-vous des enfants cet été ? dit Mauricette
-Quelle question !
- Nous, nous comptons les envoyer en vacances à Bordeaux.
- Ah ?
- Oui, nos cousins de Souillac viennent de s'installer chez Dare-Dare, en banlieue. Alors, nous mettrons les petits dans un camion qui fait la navette, ils passeront trois semaines là-bas, et ils reviendront de la même façon.
-Maman, dit Jojo, je ne veux pas aller à Bordeaux.
-Personne ne te parle de cela. Tu sais, ajouta Rosalie, les nôtres sont tellement habitués à Quatrefours. Ils ne pourraient plus vivre ailleurs maintenant...
- Bon, dit Edouard, c'est pas tout ça. On file. » Dehors, le vent avait fraîchi, le soir tombait. Le trajet leur parut insupportable. II leur semblait qu'ils ne rejoindraient jamais leur petit nid douillet. Ils traînaient les pieds misérablement, dans des rues devenues désormais étrangères.
Au bout d'un moment, Ursule se mit à couiner. « Quelle enquiquineuse ! Tu vas le fermer, ton claquemerde ? Quand même, Edouard, si nous prenions un bus ?
- Un bus ? Un bus ? Mais je ne sais même plus utiliser ces trucs-là. Et comment payer ?
- C'est vrai, dit-elle. L'argent... J'avais oublié. » Quand ils franchirent le tourniquet, où par parenthèse un petit paquet les attendait, une seule résolution soudait leurs regards : cette expérience serait la dernière, ils ne sortiraient plus jamais.
Et le temps passa. Un matin :
« Réveille-toi, dit Rosalie, réveille-toi.
-Mais il n'est que six heures.
Son oeil pétillait. Edouard s'assit sur le lit,
- I1 y a du neuf, hein ? du bon ? » Elle lui tendit son café.
« Tu te rappelles les travaux du nouveau secteur ? Tu as même conseillé les ouvriers.
- Et comment, que je me rappelle !
- Eh bien, je sais ce que c'est. »
Elle avait une mine grave et heureuse. « C'est vraiment chouette ?
- Devine.
-Je ne sais pas moi. Ne me fais pas languir.
- Eh bien, dit-elle, ne soit plus inquiet - et sa chair rose de femme épanouie luisait doucement dans le petit jour. Nous pouvons être tranquilles pour l'avenir. Quatrefours ouvre un rayon de pompes funèbres. »

Dans un homme contre la ville Folio junior.