Un choix de lettres de Madame de Sévigné.

1 A BUSSY-RABUTIN
Des Rochers, le dimanche 15ème mars 1648.

Je vous trouve un plaisant mignon de ne m'avoir pas écrit depuis deux mois. Avez-vous oublié qui je suis, et le rang que je tiens dans la famille? Ah! vraiment, petit cadet, je vous en ferai bien ressouvenir; si vous me fâchez, je vous réduirai au lambel. Vous savez que je suis sur la fin d'une grossesse, et je ne trouve en vous non plus d'inquiétude de ma santé que si j'étais encore fille. Eh bien, je vous apprends, quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d'un garçon, à qui je vais faire sucer la haine contre vous avec le lait, et que j'en ferai encore bien d'autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n'avez pas eu l'esprit d'en faire autant, le beau faiseur de filles.
Mais c'est assez vous cacher ma tendresse, mon cher cousin; le naturel l'emporte sur la politique. J'avais envie de vous gronder de votre paresse depuis le commencement de ma lettre jusqu'à la fin; mais je me fais trop de violence, et il en faut revenir à vous dire que M. de Sévigné et moi vous aimons fort, et que nous parlons souvent du plaisir qu'il y a d'être avec vous.

2. A POMPONNE
A Paris, lundi 1er décembre 1664.
(…)
Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très vraie et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comme il s'y faut prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont: "Monsieur le maréchal, je vous prie lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons." Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi: "Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu." Le Roi se mit à rire, et lui dit: "N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? - Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. - Oh bien! dit le Roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. - Ah! Sire, quelle trahison! Que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. - Non, monsieur le maréchal; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels." Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le Roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.


3. A MADAME DE GRIGNAN
A Paris, lundi 2 février 1671.
Puisque vous voulez absolument qu'on vous rende votre petite boîte, la voilà. Je vous conjure de conserver et de recevoir, aussi tendrement que je vous le donne, un petit présent qu'il y a longtemps que je vous destine. J'ai fait retailler le diamant avec plaisir, dans la pensée que vous le garderez toute votre vie. Je vous en conjure, ma chère bonne, et que jamais je ne le voie en d'autres mains que les vôtres. Qu'il vous fasse souvenir de moi et de l'excessive tendresse que j'ai pour vous, et par combien de choses je voudrais la pouvoir témoigner en toutes occasions, quoi que vous puissiez croire là-dessus.

4. A MADAME DE GRIGNAN
A Livry, Mardi saint 24ème mars 1671.
Voici une terrible causerie, ma pauvre bonne. Il y a trois heures que je suis ici; je suis partie de Paris avec l'Abbé, Hélène, Hébert et Marphise, dans le dessein de me retirer pour jusqu'à jeudi au soir du monde et du bruit. Je prétends être en solitude. Je fais de ceci une petite Trappe; je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. J'ai dessein d'y jeûner beaucoup par toutes sortes de raisons, marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre et, sur le tout, m'ennuyer pour l'amour de Dieu. Mais, ma pauvre bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous. Je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant tenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le coeur? Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue. Il n'y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose de quelque manière que ce soit. Et de quelque façon que ce soit aussi, cela me perce le coeur. Je vous vois; vous m'êtes présente. Je pense et repense à tout. Ma tête et mon esprit se creusent, mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher, cette chère enfant que j'aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi; je ne l'ai plus. Sur cela, je pleure sans pouvoir m'en empêcher; je n'en puis plus, ma chère bonne. Voilà qui est bien faible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite. A cela je ne sais point de remède. Elle sert toujours à me soulager présentement, c'est tout ce que je lui demande. L'état où ce lieu ici m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses, mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes qui viennent d'un coeur tout à vous.


5. 26 avril 1672
A madame de Grignan

Venons aux nouvelles. Le Roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris; on a fait ce calcul à peu près dans les quartiers. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l'Arsenal; je voulus dire adieu au Grand Maître qui m'était venu chercher. Je ne le trouvai pas, mais je trouvai La Troche, qui pleurait son fils, la comtesse, qui pleurait son mari. Elle avait un chapeau gris, qu'elle enfonça, dans l'excès de ses déplaisirs; c'était une chose plaisante. Je crois que jamais un chapeau ne s'est trouvé à pareille fête; j'aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, l'un pour Lude, et l'autre pour la guerre.
Mais quelle guerre! la plus cruelle, la plus périlleuse. Depuis le passage de Charles VIII en Italie, il n'y en a point eu une pareille. On l'a dit au Roi. L'Yssel est défendu, et bordé de douze cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large rivière qui est encore au devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l'autre jour une carte chez Mme de Verneuil; c'est une chose étonnante. Monsieur le Prince est fort occupé de cette grande affaire. (…)
Je viens de faire un tour de ville: j'ai été chez M. de La Rochefoucauld. Il est comblé de douleur d'avoir dit adieu à tous ses enfants. Au travers de tout cela, il m'a priée de vous dire mille tendresses de sa part; nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant; il faudrait être bien misérable pour ne se pas trouver intéressé au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault me sont venus dire adieu. Ils nous ont appris que le Roi, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait, afin d'éviter les larmes est parti à dix heures du matin, sans que personne l'ait su. (…) La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu'on ne saurait imaginer au point qu'elle est. La Reine est demeurée régente; toutes les compagnies souveraines l'ont été reconnaître et saluer. Voici une étrange guerre, et qui commence bien tristement.
En revenant chez moi, j'ai trouvé notre pauvre cardinal de Retz qui me venait dire adieu. Nous avons causé une heure; il vous a écrit un petit adieu, et part demain matin. Monsieur d'Uzès part aussi. Qui est-ce qui ne part point? Hélas! c'est moi


6. A Vichy le jeudi 28 mai 1676
A Madame de Grignan

J'ai commencé aujourd'hui la douche: c'est une assez bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu sous terre, où l'on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu'une femme vous fait aller ou vous voulez. Cet état où l'on conserve à peine une feuille de figuier pour tout habillement , est une chose assez humiliante. J'avis voulu mes deux femmes de chambre, pour avoir quelqu'un de connaissance. Derrière le rideau se met quelqu'un qui vous soutient le courage pendant une demi-heure; C'était pour moi un médecin de Ganat, que Madame de Noailles a mené à toutes ses eaux, qu'elle aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni préoccupé de rien, qu'elle m'a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens , m'en dût-il me coûter mon bonnet; car ceux d'ici me sot insupportables: cet homme m'amuse. Il ne ressemble point à un vilain médecin, il ne ressemble point à celui de Chelles; il a de l'esprit, de l'honnêteté; il connaît le monde; enfin je suis contente. Il me parlait donc pendant que j'étais au supplice. Représentez-vous un jet d'eau contre quelqu'une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante que vous puissiez imaginer. On met d'abord l'alarme partout pour mettre en mouvements tous les esprits; et puis on s'attache aux jointures qui ont été affligées; mais quand on vient à la nuque du cou, c'est une sorte de feu de surprise qui ne se peut comprendre; cependant c'est là le nœud de l'affaire . Il faut tout souffrir, et l'on souffre tout, et l'on n'est point brûlée, et on se met ensuite dans un lit chaud, où l'on sue abondamment, et voilà ce qui guérit (…)

7. Aux Rochers; 13 novembre 1675
A Madame de Grignan

Vous êtes étonnée que j'aie un petit chien ; voici l'aventure. J'appelais , par contenance, une chienne courante d'une Madame qui demeure au bout du parc. Madame de Tarente me dit:" Quoi! Vous appelez un chien? Je veux vous en envoyer un, le plus joli du monde ". Je la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne plus m'engager dans cette sottise. Cela se passe, on n'y pense plus; deux jours après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire, des oreilles , des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin; jamais je ne fus plus étonnée ni plus embarrassée: je voulus le renvoyer, on ne voulut pas le reporter. La femme de chambre qui l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. C'est Marie qu'aime le petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu; il ne mange que du pain, je ne m'y attache point, mais il commence à m'aimer: je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise, car je crains ses reproches: au reste une propreté extraordinaire. Il s'appelle Fidèle .

8. Les Roches
A Coulanges
le 22 juillet 1671
Vous savez qu'on fait les foins? Je n'avais pas d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrées, prendre tous ceux qui travaillaient venir nettoyer ici. Vous n'y voyez encore goutte? Et, en leur place, j'envoie tous mes gens faner. Savez-vous que c'est que faner? il faut que je vous l'explique. Faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; Picard me vint dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi!la colère me monte à la tête. Je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite, qu'il n'avait ni cœur ni affection; en un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, , je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti . C'est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.


9. À COULANGES
A Paris, lundi 15 décembre 1670

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne saurions croire à Paris (comment la pourrait-on croire à Lyon ?); une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme de Hauterive; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi.
Je ne puis me résoudre à la dire. Devinez-la; je vous le donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Eh bien! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix; je vous le donne en cent. Mme de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner; c'est Mlle de La Vallière
— Point du tout, Madame.
— C'est donc Mlle de Retz ?
— Point du tout, vous êtes bien provinciale.
— Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous, c'est Mlle Colbert?
— Encore moins.
— C'est assurément Mlle de Créquy ?
— Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du Roi, Mademoiselle, Mademoiselle de... Mademoiselle... devinez le nom : il épouse Mademoiselle, ma foi! par ma foi! ma foi jurée! Mademoiselle, la Grande Mademoiselle; Mademoiselle, fille de feu Monsieur; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV; Mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans; Mademoiselle, cousine germaine du Roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.

10. A Paris, le vendredi 23 février 1680

Je ne vous parlerai que de Mme Voisin ; ce ne fut point mercredi, comme je vous l'avais dit, qu'elle fut brûlée, ce ne fut qu'hier. Elle savait son arrêt dès lundi, chose fort extraordinaire. Le soir elle dit à ses gardes : « Quoi ? Nous ne faisons pas médianoche ? » Elle mangea avec eux à minuit, par fantaisie, car ce n'était point jour maigre ; elle but beaucoup de vin, elle chanta vingt chansons à boire. Le mardi, elle eut la question ordinaire, la question extraordinaire : elle avait dormi huit heures. Elle fut confrontée à Mme de Dreux, Le Fréron, et plusieurs autres, sur le matelas de torture : on ne dit pas encore ce qu'elle a dit. On croit toujours qu'on verra des choses étranges. Elle soupa le soir, et recommença, toute brisée qu'elle était, à faire la débauche avec scandale : on lui en fit honte, et on lui dit qu'elle ferait bien mieux de penser à Dieu, et de chanter un Ave Maris Stella, ou un Salve Regina, que toutes ces chansons. Elle chanta l'un et l'autre en ridicule, elle mangea tout le soir et dormit.
Le mercredi se passa de même en confrontations, et débauches, et chansons. Elle ne voulut point voir de confesseur.
Enfin le jeudi, qui était hier, on ne voulut lui donner qu'un bouillon : elle en gronda, craignant de n'avoir pas la force de parler à ces Messieurs. Elle vint en carrosse de Vincennes à Paris. Elle étouffa un peu, et fut embarrassée ; on voulut la faire confesser -- point de nouvelles. A cinq heures on la lia ; et, avec une torche à la main, elle parut dans le tombereau, habillée de blanc : c'est une sorte d'habit pour être brûlée. Elle était fort rouge, et on voyait qu'elle repoussait le confesseur et le crucifix avec violence.
A Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l'amende honorable, et devant l'Hôtel-de-Ville elle se défendit autant qu'elle put pour sortir du tombereau : on l'en tira de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer. On la couvrit de paille. Elle jura beaucoup. Elle repoussa la paille cinq ou six fois ; mais enfin le feu augmenta, et on l'a perdue de vue, et ses cendres sont en l'air présentement. Voilà la mort de Mme Voisin, célèbre par ses crimes et son impiété. On croit qu'il y aura de grandes suites qui nous surprendront.
Un juge, à qui mon fils disait l'autre jour que c'était une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit : « Ah ! Monsieur, il y a certains petits adoucissements à cause de la faiblesse du sexe.
- Eh quoi ? Monsieur, on les étrangle ?
- Non, mais on leur jette des bûches sur la tête ; les garçons du bourreau leur arrachent la tête avec des crochets de fer ». Vous voyez bien, ma fille, que cela n'est pas aussi terrible que l'on pense. Comment vous portez-vous de ce petit conte ? Il m'a fait grincer les dents