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(Première lettre du chasseur)

MES CHERS PETITS,

 

C'est formidable de pouvoir enfin vous écrire, après ce qui s'est passé ! Pour un peu, il n'y avait plus de Dum-Dum en ce monde, mes enfants...
Il y a juste quarante-huit heures maintenant que j'ai tué, au bord de la rivière Salado, un énorme jaguar, ou tigre comme nous l'appelons couramment. Ces tigres américains sont parfois aussi grands que ceux de l'Inde, et ici même, à Buenos Aires, il y avait au zoo un jaguar mangeur d'hommes qui était presque de la taille d'un tigre d’Asie ! [Ici on ne peut lire l’écriture et il y a une tache jaune]
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Mes enfants, je me suis évanoui pendant que j'écrivais. Je vais encore très mal et mes blessures me font beaucoup souffrir. Je continue à perdre du sang... Vous remarquez cette grande tache qu'il y a en haut ? C'est une goutte de sang qui est tombée des pansements de ma tête.
Mais, Courage mes petits! Dum-Dum a la peau dure, et bientôt il sera comme avant. Je vais vous raconter maintenant ce qui m’est arrivé avec le jaguar.
II y a trois jours, comme je campais au bord de lai rivière Salado, sur le territoire du Chaco, une bande d'Indiens tout nus est arrivée au pas de course en criant- pour me dire qu'à cinq kilomètres de là, au bord du Salado, un jaguar avait tué un grand cerf dont il n'avait encore mangé que la moitié, ce qui voulait dire qu'il reviendrait la nuit.
Je suis parti tout de suite avec Ies Indiens et j'ai vu sur la plage le cerf, dont l'une des cornes était enfoncée toute entière dans la boue. Il avait le cou tordu vers Ie haut et la langue dehors. Au bord de la rivière, il n'y avait même pas un arbre où grimper pour chasser le jaguar à l'affût. II m'est alors venu une excellente idée : le soir tombant, je me suis déshabillé complètement, je me suis enduit tout le corps de graisse, et j'ai mis la tête dans une grosse calebasse (il y en a de beaucoup plus grosses que des ballons de foot). Je suis alors entré dans la rivière jusqu’aux épaules, et seule la calebasse restait hors de l’eau.
Vous ne connaissiez pas cette façon de chasser les jaguars, n'est-ce pas ? Moi non plus, et je l’ai apprise des Indiens qui chassent ainsi les canards. Ils passent des heures entières plongés dans I'eau, et les canards s'approchent sans se méfier d'une courge qui flotte sur l'eau. Les Indiens les attrapent alors doucement par les pattes, sous l'eau, et adieu les canards !
Il est bien évident, mes enfants, que je n'allais pas attraper le jaguar par les pattes ; mais j'avais dans les mains quelque chose de mieux, et c'était le pistolet parabellum à répétition que l’on charge de sept balles et qui porte à deux mille cinq cents mètres.
La nuit tomba, pendant ce temps. Je restais immobile, ayant assez froid, m --------------- [ici les mots sont effacés] de manger le cerf, et j'entendais le craquement des os.
Je ne voyais qu'une masse noire immobile - c'était le cerf mort - et une autre masse noire qui se démenait dessus en rugissant - c'était le jaguar.
Je n’avais pas de temps à perdre. Lentement, très lentement, j'ai sorti le bras de l'eau, et, visant le jaguar entre ses deux yeux verts, j'ai tiré.
Juste après la détonation, comme si les deux bruits étaient simultanés, j'ai entendu un hurlement terrible et le jaguar a roule par terre. Je suis sorti de la rivière ruisselant, j'ai enlevé la calebasse de ma tête, et je me suis approché du jaguar qui était étendu sur le sol, étirant par à-coups les pattes de derrière puis celles de devant comme s'il en avait encore pour on moment.
Il était, sans doute, mortellement blessé mais il ne voulait pas mourir tout à fait. Je me suis donc baissé pour l'achever d'une autre balle, lorsque ... aïe, mes enfants I... D'un seul coup de patte il me lança par terre. Je suis tombé sur la tête, et je me suis cogné le front contre l'un des crocs du jaguar. L’autre patte tomba comme la foudre sur ma nuque. Quoique sentant ma chair déchirée j'ai eu Ie temps de chercher avec ma main la bouche de l’animal, et l'ayant trouvée là, j'ai tiré dans la bouche même. Après ... après je ne sais plus ce qui s'est passé.
Je suis revenu à moi au bout de vingt quatre heures. Les Indiens m'avaient retiré d’entre les pattes du jaguar, et ils dansaient tous, en chantant, pour que je guérisse.
- Et le jaguar ? leur ai-je demandé.
-Jaguar ? m'ont-ils répondu. Mort... mort pour toujours... tête démolie… Balle palabouboum (ils voulaient dire parabellum) entrée par la bouche.. Jolie palabouboum.
Et voici, mes chers petits, mon aventure avec le jaguar. Un indien très enrhulmé qui part ce soir vers le sud emportera cette lettre. En attendant la prochaine, mes enfants, je vous embrasse.

DD


(Deuxième lettre du chasseur)

MES PETITS

Ce QUI VA le plus attirer votre attention dans cette lettre, mes petits, c'est qu'elle est tachée de sang. Le sang des bords du papier es de moi ; mais au milieu, il y a aussi deux gouttes de sang du jaguar que j'ai chassé ce matin de bonne heure. Au-dessus du tronc qui me sert de table est suspendue l'énorme peau jaune et noire du fauve. Quel jaguar, mes enfants ! Vous devez vous rappeler que sur les cages du zoo il y a un écriteau où l'on petit lire : « Jaguar mangeur d’hommes ». Cela veut dire que c'est un jaguar qui laisse tous les cabiais pour un homme. Un jour, ce jaguar a mangé un homme, et il en a tellement aimé la chair qu'il est capable de supporter la faim en épiant pendant des journées entières un chasseur pour sauter sur lui et le dévorer, en rugissant de satisfaction.
Partout où l'on sait qu'il y a un jaguar de cette espèce, la terreur s'empare des gens, car le terrible fauve quitte alors les bois et ses repères pour rôder autour de l'homme. Dans les petits villages isolés au milieu de la forêt, même en plein jour, les hommes n'osent pas s'enfoncer beaucoup dans les bois. Et lorsqu'il commence à faire nuit, tout le monde s'enferme, en barricadant bien les portes.
Or voilà, mes petits. Le jaguar que je viens de chasser était fou de chair humaine. Et maintenant que vous savez ce qu'est un tel fauve, je continue mon histoire.
II y a deux jours, je venais de sortir de la forêt avec mes deux chiens lorsque j'entends de grands cris. Je regarde en direction du bruit et je vois trois hommes qui viennent en courant vers moi. Ils m'entourent tout de suite, et l'un après l’autre, fous de joie, ils touchent ma winchester. L'un d'eux me dit :
- Eh, l'ami ! C'est bien que tu sois venir par ici ! Formidable ton "guinche", l'ami !
Cet homme est de la province des Misiones, ou de Corrientes, ou du Chaco, ou de Formosa ou du Paraguay. Ce sont les seuls coins au monde où l'on parle ainsi. Un autre me crie :
- Ah, vous êtes vraiment un homme ! Avec ce flingue de vous, nous allons tuer ce jaguar du diable !
Cet autre, mes enfants, est un Brésilien pur sang. Les gens des Frontières parlent comme ça, en mélangeant les langues.
En cinq minutes, ils m'apprennent qu'ils ont déjà perdu quatre camarades dans la gueule d’un jaguar habitué à la chair humaine : deux hommes et une femme avec son enfant
Mais leur joie en me voyant, d'où vient-elle, direz-vous ? Elle vient, mes enfants, de ce que les chasseurs de la forêt ici, dans le nord des Misiones, se servent de pistolets ou de fusils dont on a scié
presque entièrement le canon, ce qui fait qu'ils manquent souvent leur coup. Et ils se servent de ces armes courtes parce que, dans la forêt tropicale, les armes à canon long gênent beaucoup quand on doit courir à toute vitesse derrière les chiens. C'est pour cela que ma winchester, qui est une arme de précision et que l'on peut charger de quatorze balles, enthousiasme les pauvres chasseurs.
Ils me donnent des renseignements récents sur le jaguar. La veille au soir, on l'a entendu rugir autour des ranchos jusqu'à ce que, peu avant le lever du jour, il ait enlevé un cochon entre ses dents, exactement comme un chien emporte un morceau de pain.
Vous avez vu, mes enfants, que le jaguar qui à tué et déjà mangé en partie un gros animal revient toujours le lendemain soir manger le reste de son gibier. Pendant la journée, il se cache pour dormir ; Mais la nuit, il revient immanquablement finir de dévorer sa proie.
Les chasseurs et moi, nous avons trouvé la trace du jaguar et peu après dans un épais bois de bambous, ce qui restait du pauvre cochon. A cet endroit même nous avons attaché quatre bambous avec huit on dix traverses à trois mètres de haut, et montant dessus, le chasseur de Corrientes le Paraguayen le Brésilien et moi, nous nous sommes installés pour attendre le fauve.
Quand les ombres commençaient déjà à envahir la forêt, nous étions installés là-haut. Et quand la nuit fut tout à fait tombée au point que nous ne pouvions plus voir nos propres mains, nous avons
tous éteint nos cigarettes et cessé de parler.
Ah ! Mes enfants vous ne pouvez imaginer ce que c'est que de rester, des heures et des heures sans bouger ;malgré les crampes et les moustiques qui vous, dévorent vivants ! Mais quand on chasse la nuit à l'affût, c'est ce qu'il faut faire Celui qui n'est pas capable de supporter ça reste bien tranquille chez lui, n'est-ce pas? Eh bien, mes camarades, avec leurs fusils à canons sciés, et moi avec ma winchester nous avons attendu et attendu dans le noir le plus complet ...
Combien de temps sommes-nous restés ainsi ? A moi, cela m'a semblé durer trois ans. Mais ce qui est sûr, c'est que soudain, dans la même obscurité et le même silence, sans qu'une seule feuille ait bougé, j'entendis une voix qui me disait tout bas à l'oreille :
- Elle est là, la bête !
En effet, le jaguar était là !
Il était au-dessous de nous, un peu à gauche, et aucun de nous ne l'avait entendu arriver !
Vous devez croire que je voyais le jaguar ? Pas du tout. Je voyais deux lumières vertes et immobiles comme deux pierres phosphorescentes qui semblaient très lointaines. Et aucun des trois chasseurs de la forêt ne l'avait entendu arriver !
Sans bouger, nous avons échangé quelques mots à voix très basse:
- Vise-le bien, eh l'ami! me chuchota le Paraguayen.
Le Brésilien ajouta :
- Dépêchez-vous, la bête va sauter !
Et pour confirmer cela, celui de Corrientes cria presque :
- Vite, eh, patron ! Et entre les deux yeux !
Le jaguar allait juste sauter. Je baissai rapidement mon fusil jusqu'à ses yeux, et quand j'eus pointé ma winchester entre les deux lumières vertes, je fis feu. Ah, mes enfants ! Quel miaulement ! Exactement comme celui d'un chat qui va mourir, trois cent fois plus fort.
Mes camarades lancèrent à leur tour un hurlement de joie, parce qu'ils savaient bien - ou ils croyaient le savoir, comme on verra -, ils savaient bien qu'un jaguar ne miaule ainsi que lorsqu'il a reçu un coup mortel dans la tête ou le cœur.
Du haut des bambous, je sortis de ma ceinture ma lampe électrique et j'en dirigeai la lumière sur le jaguar. Il était couché là, secouant encore un peu les pattes, les crocs couverts de sang. II était en train de mourir, sans aucun doute. D'un bond, nous avons sauté à terre, et ma lampe encore à la main, je me suis penché sur le fauve.
Ah, mes enfants ! C'était bien la dernière chose à faire ! Malgré son miaulement de mort et les secousses d'agonie de ses pattes de derrière, le jaguar eut encore la force de me lancer un coup de griffes avec la rapidité de l'éclair. J'ai senti mon épaule et tout mon bras ouverts comme par cinq poignards, et je suis tombé, entraîné, contre la tête du jaguar. Ce coup de griffes était le dernier reste de vie du fauve. Toutefois j'avais eu le temps, alors que je tombais contre l'animal, de sortir rapidement mon revolver chargé de balles explosives, et de le décharger dans sa gueule.
Mes camarades m'ont retiré de là encore évanoui.
Pendant que je vous écris, la peau du jaguar, que j'ai suspendue, laisse tomber des gouttes sur mon papier. Et de mon pansement, le sang de mes propres blessures glisse jusqu'à mes doigts...
Voilà, mes enfants. Dans dix jours je serai guéri.
C'est tout pour aujourd'hui, et à une autre fois, où je vous raconterai quelque chose de plus amusant.
D.D.