[UNE VIE DE RIMBAUD]
Laura Jaffré
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« V ‘ là la mère Rimbe ! » chuchote en riant le marchand de légumes.
« On dirait une cane menant ses canetons à la mare », plaisante la crémière.
Nous sommes en 1860, près de la frontière allemande, dans la petite ville de Charleville. Comme chaque jour de marché, madame Rimbaud vient faire ses courses en compagnie de ses quatre enfants. Les badauds se retournent sur son passage et se moquent d’elle à voix basse.
Imperturbable dans sa robe noire, Vitalie Rimbaud traverse de sa démarche hautaine le dédale des étalages de fruits multicolores, de volailles caquetantes et de fromages odorants. Sous son ombrelle blanche, ses chevaux sont tirés en un chignon strict. Ses lèvres minces et pincées ne sourient pas. Ses enfants marchent devant elle à distance réglementaire. Comme des petits soldats. Ils sont sages. Trop sages. Leurs yeux sont pleins de tristesse et d’ennui. En tête de cet étrange cortège familial, Vitalie et Isabelle, gantées de blanc, n’osent pas échanger un mot.
au second rang, Frédéric et Arthur, étriqués dans leurs costumes démodés, avancent en cadence. Arthur a six ans. Il est blond et bouclé. C’est un petit garçon frêle et délicat. Un enfant réservé et timide. Mais au fond de ses grands yeux bleus se reflètent des lueurs de rêves inavoués, de révoltes contenues. Arthur est malheureux.
Malheureux de recevoir des gifles au lieu de caresses, de se faire gronder à longueur de journée, de ne jamais entendre un mot tendre… Arthur est en colère. Une colère muette qui lui fait mal. Il est fâché contre sa mère, cette femme sévère jusqu’à la cruauté.
Il voudrait être un petit garçon comme les autres. Un enfant gai et insouciant, comme les gamins débraillés qui s’amusent en bandes joyeuses dans les rues du quartier où il habite. Arthur, issu d’une famille bourgeoise est plus riches que ces enfants « chétifs » aux « habits puant la foire et tout vieillots » . Pourtant privé du plus merveilleux des trésors, la liberté, il se sent misérable ! Arthur n’a jamais le droit de sortir sans sa mère. Ses seules promenades sont celles qui le conduisent à la messe ou au marché sous le regard impitoyable de Vitalie.
Le reste du temps, enfermé dans la maison, il observe le nez collé à la fenêtre de sa chambre la vie grouillante du dehors. Cette vie si proche et pourtant inaccessible

TOUJOURS PUNI

« Pourquoi maman me déteste-t-elle ? » se demande souvent Arthur. De toutes ses forces de petit garçon, il s’applique à être sage. Mais Vitalie trouve chaque jour quelque chose à lui reprocher et Arthur est toujours puni. A la fin, il trouve ça injuste. Injuste d’être mal aimé. Pour se consoler, il s’invente une maman de rêve. Une maman aimante et patiente.
Cette mère inventée est « une femme douce , calme, s’effrayant de peu de choses ». Assis à son bureau, il la décrit ainsi dans un texte écrit à l’âge de huit ans.
« J’étais le plus aimé » conclut-il.
Mais toujours un cri strident le sort de sa rêverie. « Arthur, viens ici ! » hurle Vitalie du bas de l’escalier. Arthur soupire. Quel crime a-t-il encore commis ? « Tu as fait un accroc à ton pantalon ! » ou « tu n’as pas lu la Bible ce matin ! » l’accuse sa mère. « Monte au grenier ! Tu n’auras que du pain sec pendant deux jours ! » lui ordonne-t-elle en lui tirant l’oreille. Dans la pénombre du grenier, Arthur laisse couler des larmes de peur et de chagrin. De révolte impuissante aussi.
Que peut faire un petit garçon pour se défendre contre « une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb ? »
Vitalie est toujours là, à épier le moindre geste d’Arthur. Le refuge d’Arthur, le seul endroit où il puisse profiter d’un moment de tranquillité, ce sont les toilettes. Là, verrouillé à double tour, il peut rêver en paix, à l’abri du regard bleu acier de Vitalie.
Souvent assis sur le bord de la cuvette, il pense au capitaine Frédéric Rimbaud. Arthur a beau fouiller dans sa mémoire, il n’arrive pas à retrouver le visage de ce père presque inconnu. Il faut dire que monsieur Rimbaud, militaire de carrière, n’a jamais eu le temps de se consacrer à sa famille. Au début, il venait de temps en temps à la maison, pour un jour ou deux. Mais, lorsque Arthur a eu six ans, il a complètement cessé de rendre visite à sa femme et à ses enfants.
Arthur ferme les yeux. Il se concentre pour essayer de se rappeler. Il revoit vaguement une grosse moustache blonde. Des yeux bleus. Des lèvres épaisses… Autant de pièces éparses d’un puzzle irrémédiablement incomplet. Seule une scène gravée dans ses souvenirs de tout petit enfant fait surface avec une étrange netteté. Arthur voit un lourd plateau d’argent qui tombe violemment à terre dans un bruit assourdissant. Chacun à son tour, Vitalie et Frédéric le jettent à terre. Ils se hurlent des mots méchants, des mots de haine. Ils se crient qu’ils ne peuvent plus se supporter l’un l’autre, qu’ils se détestent et qu’ils ne veulent plus vivre ensemble.
Ils se disputent sans prêter la moindre attention au petit Arthur qui les regarde….

PREMIER DE LA CLASSE

L’école… Pour Arthur, ce petit mot magique évoque un paradis défendu.
Chaque matin, les yeux brillant d’envie, il regarde par la porte entrouverte les enfants du voisinage partir en bandes joyeuses, leur cartable sous le bras. Lui est condamné à rester à la maison. Ainsi en a décidé l’autoritaire Vitalie, qui apprend elle-même à lire et à écrire à ses enfants.
Arthur et son frère Frédéric, d’un an son aîné, passent d’interminable heures, assis à la tble de la salle à manger. D’un bref coup d’œil, Vitalie ordonne silence et attention.
La leçon terminée, elle interroge les deux garçons. Frédéric est un mauvais élève. Il s’en fiche pas mal. C’est sa façon à lui de tenir tête à Vitalie.
Arthur « sue d’obéissance ». Il s’applique du mieux qu’il le peut dans l’espoir d’obtenir une récompense une sourire, un compliment, un mot d’encouragement… Peine perdue ! A l’âge de sept ans, Arthur a beau être capable de réciter par cœur des centaines de vers latins, Vitalie continue de le traiter comme s’il n’était qu’un cancre. A la moindre faute, à la plus imperceptible hésitation, il reçoit une claque ou se voit privé de dîner…
Mais quand Arthur a huit ans, Vitalie se rend à l’évidence : elle n’est plus assez savante pour guider seule les études de ses enfants. Elle achète un cartable de cuir pour chacun de ses fils, des livres sentant bon le papier neuf et des cahiers aux belles pages blanches. Le jour d’aller à l’école arrive en fin. Arthur est tout joyeux à l’idée de cette formidable aventure. Il a un peu peur aussi.
En entrant dans la cour de récréation, il serre bien fort la main de Frédéric, tandis que des dizaines d’enfants s’arrêtent de jouer pour dévisager les deux frères. Arthur, petit garçon timide et solitaire, se sent rougir jusqu’à la racine des cheveux tandis que les gamins font cercle autour de lui.
« T’as vu son chapeau melon ? »lance l’un d’eux.
« Le petit prince a mis son col blanc du dimanche » se moque un autre.
« Saperlipopette ! Quel beau pantalon ! » ironise un troisième. Arthur serre ses poings au fond de ses poches. Il ravale tant bien que mal des larmes d’humiliation et de rage. Il maudit intérieurement sa mère. C’est de sa faute, à elle, s’il est habillé comme un « fils à papa » ridicule !
Au fil des mois, Arthur finit par se faire quelques amis. Mais la majorité des écoliers continuent de le tenir à l’écart Ils se méfient de cet enfant trop calme qui ne rit presque jamais . Ils sont une peu jaloux des brillants résultats scolaires d’Arthur qui rafle tous les premiers prix. Ils trouvent étrange ce premier de la classe qui ne sait pas jouer aux billes, qui n’aime pas se mêler aux batailles de boules de neige et que sa mère attend chaque jour derrière la grille à la sortie de l’école…

A BORD DU "BATEAU IVRE"

Les jours de congé, Arthur est condamné à rester enfermé à la maison. Comme un prisonnier au fond de son cachot, il rêve d’évasion. Mais Vitalie est un redoutable gardienne. Pas moyen d’échapper à sa surveillance ! Alors, sagement assis devant un livre de classe, Arthur s’échappe en rêve. Parfois, il pense à la petite fille des voisins . il se souvient du jour où il a réussi à la faire entrer en cachette dans sa chambre. Quelle belle bagarre ça a été sur le tapis de la chambre ! Arthur sent encore au creux de sa main le contact doux et soyeux des cheveux qu'il s'amusait à tirer. Il sourit en pensant aux coups
de poing, aux coups de pied, aux chatouilles échangées. Dans son souvenir, cette bataille pour rire a la douceur d'une caresse. Arthur se sent soudain étrangement ému. « C'est peut-être cela, être amoureux», se dit-il...
D'autres fois, Arthur rejoint en imagination le Grand Cirque américain qu'il a vu une fois sur la grande place de Charleville. Les forains, dans leurs costumes brillants, dansent alors pour lui un ballet féerique. Les chevaux de bois dorés, les mâts qui s'élancent jusqu'au ciel, les animaux venus de pays mystérieux défilent devant ses yeux fermés.
Ils lui parlent d'un monde merveilleux, celui des gens du voyage que Vitalie appelle avec mépris
les « bohémiens ». Ces bohémiens dont les gens ont peur. Certains vont même jusqu'à les accuser d'être des voleurs d'enfants. Arthur, lui, sans les connaître, aime ces bohémiens bariolés et fiers. Il les voit comme les acteurs d'un grand poème vivant. Un poème de joie, d'espace et de liberté...
Souvent aussi, ses rêveries le conduisent sur l'immense océan. Arthur n'a jamais vu la mer. Pourtant,
il la connaît par coeur. C'est un peu comme son amie. Une amie qu'il a inventée à la mesure de son imagination. Allongé dans sa chambre, les draps de son lit deviennent des vagues qui l'emportent loin, très loin. Là où les enfants jouent pieds nus sous le soleil.
Là où les mamans, cheveux au vent, bavardent
en riant sur le pas de leurs portes toujours ouvertes... Les matins de classe, Arthur court pour être en avance et saute dans la vieille barque du tanneur amarrée sur le quai de la rivière, juste en face de l'école. Debout, il se balance pour faire tanguer la frêle embarcation. « Nous sommes en pleine mer. Attention ! Une terrible tempête s'annonce à l'horizon » explique-t-il à son frère Frédéric.
« Virez à tribord ! » lui ordonne-t-il.
Puis il s'allonge à plat ventre au fond de la barque. « Pas un mouvement ! » recommande-t-il.
L'eau redevient calme comme une mer d'huile. Arthur voit alors les herbes aquatiques se balancer doucement au rythme d'invisibles courants. Pour lui, ce sont de fabuleuses plantes tropicales entre lesquelles se faufilent d'étranges monstres sous-marins.
Mais déjà la cloche sonne l'heure d'entrer en classe..

UN PERE D’ADOPTION

Arthur, privé de tendresse, se sent comme orphelin. Pour se consoler, il s'invente des amis, des confidents, des parents gentils et attentifs.
Jésus, dont le curé raconte chaque dimanche les exploits, est le héros préféré d'Arthur. C'est un peu comme le père qu'il aimerait avoir à ses côtés.
Mais, en grandissant, Arthur décide que Dieu n'existe pas et que l'histoire de jésus n'est que mensonge d'église. Il imagine alors d'autres pères pour lui tenir compagnie.
Jusqu'au jour où un nouveau professeur de français arrive au collège de Charleville. Il s'appelle Georges Izambard et a tout juste vingt-deux ans. Arthur, qui entre maintenant dans sa quinzième année, est tout de suite séduit par ce jeune homme aux manières amicales. Voilà enfin, en chair et en os, le père de ses rêves. Surmontant son immense timidité, Arthur lui amène un jour, à la fin du cours, les quelques poèmes qu'il vient d'écrire en secret. « C'est excellent ! » s'exclame Izambard, surpris par l'incroyable talent de cet adolescent sage et guindé, toujours assis au premier rang de la classe.
« Écris d'autres poèmes. Je t'aiderai. Je te guiderai. Je t'apprendrai toutes les techniques poétiques ! » propose-t-il à son génial élève.
Chaque soir, Arthur attend Izambard à la sortie du lycée. Ensemble, les deux amis flânent dans les rues de la ville. Ils parlent du grand poète Victor Hugo, des jeunes écrivains actuellement en vogue à Paris... Arthur aime et admire Georges Izambard.
« J'espère en vous comme en ma mère ; vous m'avez toujours été comme un frère. (...) Je vous aimerai comme un père », lui écrit-il tout vibrant d'amitié passionnée. Pour la première fois, Arthur découvre la douceur de pouvoir parler sans retenue à quelqu'un prêt à l'écouter, à le comprendre, à le conseiller.
A Izambard, Arthur ose tout dire : la dureté de sa mère, sa secrète et folle ambition de devenir bientôt un grand poète, son désir brûlant de voyager, de quitter sa petite ville de Charleville.
Il raconte aussi comment il est devenu un voleur. Voleur de livres ! Au départ, explique-t-il, il ne faisait que bouquiner à l'étalage des libraires. Puis, une fois, il a caché un livre dans sa poche. « Je vais le finir ce soir à la maison, puis je le remettrai discrètement en place demain ! » avait-il résolu. Mais, le lendemain, il n'avait pas osé reposer l'ouvrage sur le présentoir. « Et si le vendeur me voyait ? » avait-il redouté. Alors, il a gardé le livre. Et, de boutique en boutique, il a fini par se constituer une vraie petite bibliothèque clandestine qu'il cache sous son lit.
« Viens chez moi. Tu peux m'emprunter tous les livres que tu veux », lui propose Izambard sans lui faire le moindre reproche.

A LA POURSUITE DE LA « LIBERTE LIBRE »

Sous l'influence d'Izambard, Arthur perd peu à peu sa timidité d'enfant. A la maison, il tient tête à Vitalie. Sa mère, la « bouche d'ombre » comme il l'appelle, ne lui fait plus peur.
« Je fais ce que je veux », lui crie-t-il souvent en claquant bruyamment la porte d'entrée derrière lui pour aller marcher dans la campagne ou rejoindre Izambard. Arthur se sent libre et fort. Pour faire enrager Vitalie, il laisse pousser ses cheveux, ne se lave plus et fume la pipe. Pressé de devenir adulte, il aime à se vieillir. « On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade » écrit-il alors qu'il n'a pas encore fêté son seizième anniversaire.
Arthur est heureux. Malgré la guerre qui éclate contre l'Allemagne en 1870. Malgré l'insupportable musique militaire qu'on joue sans cesse dans les kiosques des squares aux « mesquines pelouses ». Malgré l'air inquiet des gens dans la rue, au café, chez les commerçants... Mais une catastrophe, bien plus grave à ses yeux que la guerre, vient interrompre ces quelques mois d'un bonheur tout neuf. C'est la fin de l'année scolaire. Izambard s'apprête à quitter Charleville !
Le 24 juillet 1870, Arthur accompagne son ami à la gare. Tandis que le train s'ébranle au milieu d'un jet de fumée blanche, il reste seul sur le quai. Autour de lui, des inconnus agitent des mouchoirs en signe d'adieu. Arthur est trop triste pour faire un geste. Un immense chagrin le laisse bras ballants, comme une marionnette sans vie.
« Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé », écrit-il quelques jours plus tard à Izambard, tandis que le soleil d'été, ce soleil agressif qu'a toujours détesté Arthur, le bête et rond soleil de Charleville, fait fondre en lui toute lueur d'espoir.
Le 29 août, Arthur n'y tient plus. Alors qu'il se promène avec Vitalie et ses deux petites soeurs au bord
de la rivière, il déclare tout à coup : « Il faut que je rentre à la maison chercher un livre. » Sans réfléchir,
il se rend directement à la gare où il monte dans le premier train pour Paris.
C'est la première fugue d'Arthur. Mais pas la dernière! A peine rentré à Charleville quelques semaines plus tard, et malgré la paire de gifles retentissante avec laquelle l'accueille Vitalie, Arthur n'a qu'une idée en tête : repartir au plus vite!
Ce qu'il fait au bout de quelques jours, à pied cette fois. En route, dans les granges, dans les bois, sur le bord des chemins, il écrit de nombreux poèmes. Des poèmes de révolte et de liberté. Cette « liberté libre » en laquelle il s'acharne à croire et qu'il va continuer de poursuivre tout au long de sa vie. Une vie en forme d'interminable voyage...

( A dix-neuf ans, Arthur arrête définitivement d'écrire.
« Poète maudit » , n'arrivant pas à se faire aimer de ses contemporains, il préfère délaisser la poésie pour se lancer dans une vie d'aventurier. Commerçant, chef de chantier et même trafiquant d'armes en Afrique, il ne recule devant aucun métier. Bien loin de Charleville, aigri, souvent malheureux, Arthur Rimbaud ne se doute pas qu'au vingtième siècle, moins de cinquante ans après sa mort, il va devenir l'idole de toute une génération d'artistes épris de révolte et de liberté.)