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La
photographie.
Il y avait
quelques mois que j'avais acquis cette photographie. Collée sur un
morceau de contre-plaquée, elle envahissait presque tout un mur et,
bien souvent, je me demandais pourquoi je ne la remplaçais pas ;
je ne lui trouvais rien de bien remarquable et en général je
n'appréciais guère la photo.
A la rigueur,
on pouvait lui trouver quelque chose d'insolite, une impression diffuse qui
me dérangeait parce que, justement, je ne voyais pas exactement pourquoi
je jugeais cette image insolite. Elle représentait un grand lac, vraiment
très banal, avec en arrière-plan une colline déserte
pas moins banale. La photo était en noir et blanc, le ciel uniformément
gris sale. Sur le lac, on voyait une barque, perdue au loin, minuscule.
Je mis un
certain temps à me rendre à l'évidence, même si
elle me paraissait difficile à accepter : la barque, de semaine
en semaine, avançait. C'est ainsi. Inexorablement, se déplaçant
dans un espace temps impossible à définir, la barque grandissait
parce qu'elle avançait sur le lac, venue de quelque lointain rivage
pour se diriger vers le bord extérieur du cliché. Autant dire
vers moi.
Un jour,
je pus distinguer deux personnages dans la barque. L'un ramait, l'autre assis
plus en avant semblait ne rien faire. Quelque temps plus tard, d'autres détails
me rentrèrent dans le regard. C'était un homme aux bras nus
qui ramait et le personnage placé à la proue ne pouvait être
qu'une femme.
Comme la
barque se dirigeait vers moi, chaque jour qui passait donnait du poids, de
la présence aux deux personnages. Mais seule la femme m'intéressait.
Jusqu'au moment où l'inquiétude, puis l'effroi s'en mêlèrent
parce que je la reconnaissais.
Impossible
de la confondre avec une autre : ses longs cheveux raides et blonds,
ses yeux si froids qu'ils paraissaient éteints, son corps trop massif
et menaçant dans son immobilité, tout en elle me donnait froid
dans le dos. Surtout qu'elle me dévisageait les yeux dans les yeux,
sans aucune trace de sentiment, et sur ses genoux il y avait un fusil dont
le canon également me lorgnait de son œil de cyclope meurtrier. Une
de ses mains semblait caresser tendrement la gâchette.
Comment
ne pas la reconnaître et me souvenir de tout sans trembler ? J'avais
eu une brève liaison avec elle, l'hiver dernier ; au printemps,
excédé, je rompais, emporté par une brutalité qui
ne me ressemblait pas et, dès cet instant, avec une froideur sauvage,
elle s'était juré d'avoir un jour ma peau.
Jacques
Sternberg, Histoires à mourir de vous (1991).
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