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Quelques
lettres persanes.
Montesquieu
Lettre XXIV.
Rica
a Ibben.
A
Smyrne.
Nous
sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement
continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé
les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires,
qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan: les
maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par
des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept
maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout
le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être, depuis
un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas
de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français;
ils courent, ils volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux,
les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train,
et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme
un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à
la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement
et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire
un demi-tour; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où
le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé
que si j'avais fait dix lieues.(…)
Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du
caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte tous
deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des
hommes bien différents.
De
Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2,1712.

LETTRE
C.
RICA A RHEDI.
A
Venise.
Je
trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont
oublié comment ils étaient habillés cet été; ils ignorent encore plus
comment ils le seront cet hiver: mais surtout on ne saurait croire combien
il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description
exacte de leur habillement et de leurs parures? une mode nouvelle viendrait
détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que
tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller
passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y
était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant
l'habit avec lequel elle est peinte lui parait étranger; il s'imagine
que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre
a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.
Quelquefois les coiffures montent
insensiblement; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a
été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au
milieu d'elle-même: dans un autre, c'était les pieds qui occupaient cette
place; les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l'air. Qui
pourrait le croire? les architectes ont été souvent obligés de hausser,
de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes
exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies
à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse
de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les
femmes avaient de la taille, et des dents; aujourd'hui il n'en est pas
question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les
filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de
vivre comme des modes: les Français changent de moeurs selon l'âge de
leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave,
s'il l'avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à
la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain
est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De
Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.
Lettre XXX.
Rica au même, à Smyrne
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance.
Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été
envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient
me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais
aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi;
les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs,
qui m'entourait; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent
lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été
vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient
presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: "Il faut
avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable! Je trouvais de mes
portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques,
sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez
vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais
pas un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très bonne opinion
de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos
d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre
à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne,
pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable.
Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement: libre
de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au
plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre
en un instant l'attention et l'estime publique: car j'entrai tout à
coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans
une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût
mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait
à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt
autour de moi un bourdonnement: "Ah! ah! Monsieur est Persan? c'est une
chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?"
De Paris, le 6 de la lune de Chalval 1712.

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Lettre XXXVII.
Usbek à Ibben, à Smyrne
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires
d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède
à un très haut degré le talent de se faire obéir:
il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son Etat.
On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde,
celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux,
tant il fait cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé
des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre. Par exemple,
il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui
en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui
disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte
des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé, depuis
le matin jusques au soir, qu'à faire parler de lui; il aime les
trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon
général à la tête de ses troupes, qu'il aurait
sujet de le craindre à la tête d'une année ennemie.
Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être,
en même temps, comblé de plus de richesses qu'un prince n'en
saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un
particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement
les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans,
que les campagnes laborieuses de ses capitaines. Souvent il préfère
un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il
se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui
gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive
être gênée dans la distribution des grâces, et,
sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite,
il croit que son choix va le rendre tel: aussi lui a-t-on vu donner une
petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau
gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues
dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville.
Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes
se renversent ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources
aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
De Paris, le 7 de la lune de Maharram 1713.

Louis XIV et sa maîtresse madame de Maintenon.
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