Pauvre petit garçon
D Buzzati

COMME d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du fleuve. Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve.
On ne pouvait pas dire non plus de cet entant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui, l'appelaient Laitue. Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi ; il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité .
Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'etait quand même un fusil ! Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les animaux qui. ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui.
Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme s'il avait voulu leur dire : " Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous ? " Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et leur envie. L'un d'eux dit :
" Hé ! vous autres ! vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? "
Un autre dit :
" La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote ! .
" Il ne joue pas parce qu'il a peur de nous ", dit un troisième.
Et celui qui avait parlé avant :
" Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! "
Mme Klara était assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désœuvré, à côté d'elle, il n'osait pas se risquer dans l'allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse.
Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait. ·
" Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail.
- Jouer avec qui ?
- Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ?
- Non, on n'est pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi.
- Tu dis cela parce qu'ils t'appellent Laitue ?
- Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue !
- Pourtant moi je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. " Mais lui, obstiné :
" Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! "
Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi. Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et s'étaient mis à rire. Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards. Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible.
Mais cette fois lui aussi était venu avec un fusil.
C'est alors qu'après avoir tenu conciliabule les autres garçons s'approchèrent :
" Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. "
Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner.
" Pas mal ", reconnut Max avec l'autorité d'un expert.
Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté.
" Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance.
- Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine ", dit un troisième.
Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il commença à s'enhardir.
Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la guerre ce jour-là. Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une petite allée en pente.
Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille.
Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage. Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon presque excessive,
Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait en pente rapide. Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect.
" Hé ! capitaine Dolfi, pars immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es 'arrivé en bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut.
Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait jamais... "
Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation.
" Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.
- Allons, capitaine, à l'attaque!" intima le général .
Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie 'dans le cœur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire.
" A l'attaque, les enfants ! " cria-t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions normales.
Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente.
Au même moment un éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle.
Il s'étala de tout son long par terre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l'eau. Un de ces projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau. Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes !
" Tiens ! attrape, capitaine Laitue. "
Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la fanfare s'estompait au-delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. C n'était plus qu'un tronçon de métal tordu. Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne pouvait plu servir à rien.
Avec cette douloureuse relique à la main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla retrouver sa maman dans l'allée.
".Mon Dieu ! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? " Elle ne lui demandait pas ce que les autres lu avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. Instinctif dépit de la brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l'humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin ? Ouelle misérable destinée l'attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin ? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique ? Pourquoi était-il toujours si pâle ? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres ? Pourquoi n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et conduire par le bout du nez ? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze vingt ans. Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine. Mais elle n'y arrivait pas. Elle le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes feuilles de papier devant lui, penché su le banc de l'école, penché sur la table de la mai son, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse. Un bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu par 1a vie.
" Oh ! le pauvre petit ! " s'apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara.
Et secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi.
Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature fragile, innocente, humiliée, sans défense ; le désir désespéré d'un peu d consolation ; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir. Pendant un instant - et ce fut la dernière fois - il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux qui ne comprenait pas et demandait au monde environnant un peu de bonté.
Mais ce ne fut qu'un instant.
" Allons, Dolfi, viens te changer ! " fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement à la maison.
Alors le bambin se remit à sangloter à cœur fendre, son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche.
" Oh ! ces enfants ! quelles histoires ils font pour un rien ! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant. Allons, au revoir, madame Hitler ! "

Dino Buzzati
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Rencontre à Noël
Timperley

Je n'ai encore jamais passé Noël seule jusqu'à maintenant.
J'éprouve un étrange sentiment à rester ainsi assise dans ma " chambre meublée ", la tête pleine de fantômes, et la pièce elle-même pleine de voix du passé. J'ai l'impression de me noyer dans tous ces Noëls d'autrefois qui reviennent à ma mémoire dans une folle confusion : les Noëls de mon enfance, avec toute la famille réunie, un sapin devant la fenêtre, les pièces de six pence dans le pudding, et. dans l'aube obscure, les merveilles qui m'attendent au fond des chaussettes pendues dans la cheminée. Les Noëls de mon adolescence, avec mon père, ma mère, le froid glacial et les lettres de l'étranger. Mon premier vrai Noël d'adulte, avec un amant - la neige, l'enchantement, le vin rouge, les baisers, et la promenade au-dehors, juste avant minuit, le sol si blanc, les étoiles brillantes comme des diamants dans le ciel noir - il y a eu tant de Noëls au long des années.
Et aujourd'hui, mon premier Noël seule.
Pas tout à fait seule, pourtant. J'ai comme un sentiment de camaraderie pour tous les solitaires de Noël - ils sont des millions -, ceux du passé, ceux d'aujourd'hui. Le sentiment qu'en fermant les yeux, il n'y aura plus ni passé, ni avenir, mais seulement un présent sans fin qui est le temps lui-même, la seule chose que nous aurons jamais.
Eh oui ! quelque cynique et athée qu'on puisse être, on ne peut s'empêcher de se sentir mal à l'aise lorsqu'on est seul à Noël.
C'est pourquoi, d'une manière quelque peu absurde, je me sens soulagée lorsque le jeune homme entre dans ma chambre. Il n'y a rien de romantique là-dedans - je suis une femme de presque cinquante ans, une maîtresse d'école, vieille fille, aux cheveux châtains, coiffés strictement et aux yeux de myope qui furent beaux jadis : lui, c'est un jeune homme de vingt ans, habillé d'une manière plutôt originale, avec une cravate flottante couleur lie-de-vin et une veste de velours noir : ses boucles brunes supporteraient aisément un coup de ciseau. Le côté un peu efféminé de ses vêtements est démenti par son visage - il a des yeux bleus, rapprochés, au regard scrutateur, un nez et un menton proéminents, presque arrogants . Il ne paraît pas très robuste, cependant. Sa peau fine. tendue sur ses traits saillants, est très blanche. Il entre en trombe dans ta pièce, sans frapper, puis s'immobilise.
"Je suis vraiment désolé, dit-il, je croyais que c'était ma chambre. " II fait alors un mouvement pour sortir, mais se ravise.
" Vous êtes seule ? demande-t-il.
- Oui.
- C'est... bizarre d'être seul à Noël, non ? Puis-je rester pour bavarder un peu ?
- J'en serais ravie. "
II revient dans la pièce et s'assied près du feu.
"J'espère que vous ne croyez pas que je suis entré ici exprès. Je pensais vraiment que c'était ma chambre, explique-t-il.
- Je suis très contente que vous vous soyez trompe. Mais vous me semblez bien jeune pour être seul à Noël.
- Je n'ai pas voulu retourner à la campagne, chez mes parents. Cela interromprait mon travail. Je suis écrivain.
- Je comprends... "
Je ne puis m'empêcher d'esquisser un sourire Voilà donc la raison de sa tenue peu
ordinaire. Et il se prend au sérieux, ce jeune homme !
" Chaque moment est précieux, lorsqu'on écrit, il s agit de ne pas perdre de temps, dis-je avec un soupçon d' ironie.
- Oh ! non, pas un seul instant! C' est ce que ma famille ne comprend pas. Ils ne savent pas ce que signifie l'urgence.
- Les familles ne comprennent jamais le tempérament artistique .
- C'est vrai, pas moyen de leur faire comprendre, dit-il d'un ton très sérieux
- Qu'est-ce que vous écrivez ?
- De la poésie et un journal mélangés. Ça s'appelle Mes Poèmes et Moi, par Francis Randel. C'est mon nom. Mes parents disent que c'est absurde d'écrire, que je suis trop jeune pour ça. Mais je ne me sens pas jeune. Parfois même, j'ai l'impression d être un vieil homme à qui il reste encore trop a faire avant sa mort.
- Emporté de plus en plus vite par la roue de la créativité.
- C'est ça ! C'est exactement ça! Vous avez compris ! II faudra que vous lisiez ce que j 'écris, un de ces jours. Lisez ce que j écris, s'il vous plaît ! Lisez ce que j'écris ! "
Une sorte de désespoir dans sa voix, une expression de peur dans
son regard m'inspirent cette réponse :
"Je crois que nous sommes beaucoup trop sérieux pour un soir de Noël. Je vais vous faire un peu de café. Et j'ai aussi du gâteau aux raisins "
Je me lève, je prends des tasses et je verse quelques cuillerées de café moulu dans ma cafetière. Mais je l'ai sans doute vexé, car lorsque je me retourne, le jeune homme n'est plus là. Je me sens ridiculement déçue
J'achève malgré tout de préparer le café, puis je m'approche des étagères fixées à l'un des murs de ma chambre. Elles sont surchargées de livres , ma logeuse s'est d'ailleurs répandue en excuses a ce propos :
"J'espère que les livres ne vous dérangent pas, mademoiselle, m'a-t-elle dit lorsque j'ai emménagé. Mon mari ne veut pas s'en défaire, et il n'y a pas de place pour les mettre ailleurs. Nous avons un peu diminué le loyer de la chambre pour cette raison.
- C'est très bien comme ça, ai-je répondu, les livres sont d'excellents compagnons "
Ces livres-là, cependant, n'ont rien de très engageant. J'en prends un au hasard. Ou est-ce un étrange destin qui guide ma main ?
En buvant mon café et en fumant une cigarette, je commence à lire ce petit volume à la reliure usée. Je vois qu'il a été publié à Spring, en 1852. C'est surtout de la poésie - plutôt immature mais très vivante. Puis il y a une sorte de journal. Plus réaliste, moins affecté. Par curiosité, je regarde ce qui est écrit au jour de Noël 1851, pour voir ce que l'auteur a vécu a ce moment-là , il y a peut-être quelque parallèle amusant avec ma propre situation ce soir. Je lis :
" C'est le premier Noël que je passe tout seul. II est arrivé quelque chose de bizarre. Quand je suis rentré chez moi au retour d'une promenade, j'ai vu une femme d'âge mûr dans ma chambre. J'ai cru tout d'abord que je m'étais trompé de chambre, mais ce n'était pas le cas : un peu plus tard, après avoir agréablement bavardé avec elle, elle a disparu. J'imagine qu'il devait s'agir d'un fantôme. Mais je n'ai éprouvé aucune frayeur. Elle m'a paru très sympathique . Ce soir je ne me sens pas très bien. Pas bien du tout. Je n'étais encore jamais tombe malade un soir de Noël "
Une note de l'éditeur suivait cette dernière page : Francis Randel est mort subitement d'une crise cardiaque fa nuit de Noël 1851. La femme qu'il mentionne à l'ultime page de son journal est la dernière personne à l'avoir vu vivant. Et malgré plusieurs tentatives pour l'inviter à se faire connaître, cette femme ne s'est jamais manifestée. Son identité reste un mystère.


Rosemary TiMPERLEY, " Rencontre à Noël ", nouvelle publiée en 1983 dans Histoires de fantômes, présentée par Roald Dahl, traduite de l'anglais par Jean-François Ménard.
" le Livre de Poche-Jeunesse ", Ed. Hachette Jeunesse.

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Scène d'une vie de chien
A. Kedros

L'hiver n'était pas très froid, mais l'humidité le pénétrait jusqu'à l'os. Assis sur le trottoir devant le supermarché de banlieue, Pierre attendait le geste de charité de ses concitoyens. Il avait posé son béret basque à ses pieds et il tenait à la main un carton sur lequel il avait écrit en lettres capitales J'AI FAIM.
La nuit tombait vite en cette saison. Il n'était pas sûr que les chalands qui entraient dans le grand magasin et en ressortaient fussent capables de lire ce qu'il avait écrit sur le carton. De plus ils étaient, eux-mêmes transis et pauvres. Pas au point d'éprouver la faim, mais pauvres quand même. De sorte qu'au bout de deux heures Pierre n'avait récolté dans son béret que trois francs. Même pas de quoi s'acheter une baguette de pain. Et Pierre avait vraiment faim. Très faim. Il n'avait rien mangé depuis la veille. Il avait arpenté la cité toute la journée dans l'espoir de décrocher un petit boulot. En été, les propriétaires des pavillons l'engageaient parfois pour des travaux de jardinage. Les commerçants lui confiaient à l'occasion le lavage de leurs voitures. Mais, en hiver, cette misérable banlieue se refermait sur elle-même comme une huître. Et ce n'était pas les locataires des HLM qui avaient besoin de ses services. Oui, il avait marché et marché et ne s'était heurté, toute la journée, qu'à des refus, des mines renfrognées et des portes closes. Mais marcher sans manger vous creuse davantage et, de plus, vous affaiblit. A la fin, la tête vous tourne et vos jambes flageolent.
Pierre n'avait pas de métier qualifié, pas de parents qui eussent pu lui offrir un soutien. Voici deux ans, chassé par le chômage, il avait quitté sa Corrèze natale pour monter à Paris. Depuis, il avait connu déboires sur déboires. Une spirale de mécomptes qui l'avait tiré vers le bas. II avait dépéri au point qu'il ne pouvait même plus solliciter un emploi précaire de manutentionnaire ou de manœuvre. Les patrons et les contremaîtres lui préféraient des hommes plus robustes : un coup d'œil à sa maigreur et à sa mine hâve et il se retrouvait sur le trottoir. D'ailleurs, les petits entrepreneurs étaient durement touchés par la crise. Et ceux qui tenaient le coup remplaçaient les manœuvres par des robots.
Il faut avoir un domicile pour bénéficier d'une aide sociale. Depuis longtemps, Pierre n'avait plus un véritable logis. II partageait une cabane de chantier abandonnée avec Emile, le clochard. Il défendait malgré tout sa dignité, avec ce qui lui restait d'énergie. Emile lui servait de repoussoir. Déambuler en guenilles, puer comme un bouc, noyer son vague à l'âme dans le pinard, non et non ! Il n'admettait pas une telle déchéance ! Aussi aiguisait-il le rasoir hérité de son grand-père sur un silex jusqu'à pouvoir l'utiliser même sans crème à raser. Tard le soir il lavait tant bien que mal son linge dans les toilettes de la gare avec ce qui restait de savon dans les distributeurs automatiques. Mais, pour le reste, force lui était de faire la manche comme Emile et de souffrir, comme en ce moment, de faim et de froid.
Le supermarché allait fermer dans une demi-heure. Des femmes, mais surtout des hommes - célibataires ou père de familles - que le RER avait crachés après leur journée de travail, s'y précipitaient. Ils en ressortaient avec des sacs de plastique contenant les victuailles destinées au repas du soir. La course contre le temps avait accéléré le passage des clients dans les deux sens. Mais, à cause de cette précipitation même, aucune pièce de monnaie ne tombait plus dans le béret de Pierre. Les hommes et les femmes le frôlaient sans lui jeter le moindre regard. Le jeune mendiant se souvint du commentaire d'Emile inspiré par sa longue expérience de clochard. C'est pas qu'ils manquent de cœur, mais ils sont pressés. Ils ne te voient même pas. Peut-être que si tu étais un chien... Avec le barouf que fait Brigitte Bardot pour la défense des bêtes...
Pierre n'était pas un chien. Mais il ressentait la faim comme n'importe quelle bête. Même qu'elle lui donnait des crampes d'estomac. Il rêvait d'un beau rôti et avalait sa salive. De quel droit les uns mangeaient et les autres pas ? Tout comme un chien, il avait envie non pas d'un bout de baguette, mais d'un plat de viande.
N'y tenant plus, il se leva, ramassa son béret, glissa les trois francs qui s'y trouvaient dans sa poche, et entra dans le grand magasin...
... Poussant le tourniquet., il longea les caisses devant lesquelles les gens faisaient la queue, et chercha des yeux le rayon qui exposait les aliments pour chiens et chats. L'ayant découvert, il y alla tout droit et s'empara d'une grosse boîte de Pal. Après quoi, il s'assit par terre au milieu des étalages, et ouvrit la boîte avec son canif, et commença à en avaler goulûment le contenu en se servant de ses doigts. Le produit - un hachis de bas morceaux de viande - lui parut exquis. Pierre s'en remplissait l'estomac sans mâcher, avec la hâte de l'affamé, mais son palais, qui n'avait plus perçu le goût de la viande depuis longtemps, ne s'en délectait pas moins.
Au bout d'un moment, il se trouva entouré de quelques clients. Les uns écarquillaient les yeux devant le spectacle insolite, d'autres ricanaient bêtement, quelques-uns s'en indignaient. Impassible, Pierre continuait à vider la boîte. Soudain, il fut secoué rudement par l'épaule. En se retournant, il constata qu'il était flanqué de deux malabars, qu'il identifia aussitôt comme étant des vigiles. Les deux hommes le regardaient d'un air féroce. Ils étaient vêtus d'une sorte d'uniforme sur lequel était fixée une plaque en cuivre portant le sigle de la chaîne à laquelle appartenait la grande surface.
- Alors, comme ça ! l'apostropha l'un des deux hommes. On ne se gêne plus ! On vole au vu et au su de tout le monde !
En guise de réponse, Pierre se leva et retourna les poches de son manteau râpé et de son pantalon tout froissé.
- Comme vous voyez, messieurs, je n'ai rien volé.
- Et cette boîte ?
- Je ne l'ai pas volée. Je l'ai mangée.
- Tu l'as mangée ! ... Mais est-ce que tu l'as payée ?
- Non ! Est-ce qu'un chien paye sa pitance ?
Déconcerté, le vigile qui l'interrogeait -une brute d'une cinquantaine d'années aux sourcils touffus et à la moustache blanche - mit quelques secondes à trouver la réplique.
- Le chien, non. Mais son maître, oui.
- Mais moi, je n'ai pas de maître, observa Pierre doucement. De nouveau, le vigile hésita.
- Tu n'es pas un chien, que je sache.
- Pourquoi n'en serais-je pas un ?Je mène une vie de chien et je viens de me nourrir avec une pitance de chien.
Les clients qui les entouraient firent entendre quelques murmures. II y eut même une ou deux exclamations d'apitoiement.
-Allez, assez ergoté ! s'écria le vigile à bout d'arguments. Tu vas nous suivre gentiment au commissariat ou nous t'y traînerons de force... et n'essaie surtout pas de t'enfuir! ...
Le vigile avait saisi Pierre par la manche.
- Pourquoi ne m'attachez-vous pas avec une laisse ? Comme ça, vous serez sûrs que je ne m'échapperai pas ! Estomaqué par tant d'insolence, le vigile était devenu tout rouge.
- Non d'un chien ! hurla t-il. Je me demande ce qui m'empêche de ... Il avait, levé le poing. Pierre grogna en montrant les crocs et se mit à aboyer. . La surprise, plutôt que la peur, fit reculer les vigiles d'un pas. Un homme avait suivi la scène de loin. Il vint se planter devant les deux hommes en uniforme. Il était encore jeune, bien vêtu et rasé de près. Son regard énergique, son menton volontaire reflétaient l'autorité, il tenait à la main un billet de cinquante francs.
- T enez, mon brave, dit-il en s'adressant au vigile qui avait levé le poing. Vous irez à la caisse payer cette boîte et vous me rendrez la monnaie.
- Vous étiez là, monsieur le commissaire ? s'exclama le vigile au comble de : la stupeur. Nous voulions justement vous amener cet individu qui ...
- Comme vous voyez, ce n'est plus la peine.
- Mais c'est un voleur ! Un individu dangereux !
- Dangereux ! je ne le pense pas. Mais il pourrait le devenir, je vous conseille de garder la mesure. Sinon, nous serons bientôt entourés de chiens enragés...

ANDRÉ KEDROS le Monde Diplomatique

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Un dur métier
M. Wallon

- Bonjour, maman. Papa est rentré ?
- Non, mais il ne devrait pas tarder.
- Alors, je file dans ma chambre : je ne tiens pas à le rencontrer. Et voilà ! Depuis quelque temps, c'était toujours comme ça, quand elle rentrait à la maison : elle demandait si son père était là, puis disparaissait jusqu'au dîner.
C'est vrai que son mari était devenu bien bizarre : ces histoires toutes plus horribles les unes que les autres, ces récits épouvantables qu'il racontait au retour du lycée, cela avait de quoi impressionner, c'était sûr : elle comprenait que sa fille préférât ne pas les entendre. Mais elle lui avait dit maintes et maintes fois qu'il ne fallait pas les prendre au sérieux; qu'il les inventait de toutes pièces. Elle le lui redit.
- C'est bien possible, mais c'est plus fort que moi : je ne peux plus les entendre!
- Tu devrais avoir plus de compréhension pour ton père. Il est surmené en ce moment. Tu sais, son métier devient de plus en plus éprouvant. Les élevés sont vraiment impossibles, tous les enseignants le disent... Alors, s'il est un peu... bizarre, s'il raconte des histoires un peu effrayantes, il faut mettre cela sur le compte de la fatigue. D'ailleurs, une heure ou deux après son retour, quand il a eu le temps de se reposer un peu, il est redevenu tout à fait normal. Tu dois reconnaître qu'à table il est très agréable.
- C'est bien pour ça que je ne tiens pas à le voir avant le dîner! D'ailleurs, j'ai du travail. Allez, ciao! Mme Ledoux soupira. Comme on avait raison de dire que cet âge était sans pitié. Puis elle alluma la radio : cela allait être l'heure des informations. Rien de bien nouveau aujourd'hui : la guerre entre l'Irak et l'Iran avait fait ses centaines de morts quotidiens; une bombe avait explosé à Beyrouth, blessant plusieurs personnes et notamment des enfants; sur l'autoroute du Soleil, un carambolage monstre avait eu lieu, dont on ignorait encore le nombre exact des victimes. Rien que de banal, quoi. Dans ces cas-là, les annonceurs raclent les fonds de tiroirs : on signalait que, selon de récentes statistiques. la catégorie professionnelle où il y avait le plus fort pourcentage de dépressions nerveuses était celle des enseignants...
Un bruit dans le couloir : c'était son fils qui rentrait à son tour.
- Bonjour, maman. Papa est rentré ?
- Non, pourquoi ? Es-tu si pressé de le voir?
- Ben... pas précisément! Ce serait plutôt le contraire !
Lui aussi ! Décidément, il n'était pas plus raisonnable que sa sœur.
- Ecoute, mets-toi à notre place : tu crois que c'est gai, quand on rentre, de l'entendre raconter ses atrocités? Les premières fois, j'ai trouvé ça drôle, bien que d'un goût plutôt douteux. Mais maintenant, ce n'est plus possible.
- Je sais, je sais. Mais tu devrais comprendre...
- ... qu'il est surmené, que le métier de professeur est devenu épouvantable, que les jeunes d'aujourd'hui sont infernals..
- ... infernaux!
- Si tu préfères ! qu'il a les nerfs fatigués... Tu nous as dit tout cela cent fois. Mais, c'est plus fort que moi, je n'arrive pas à m'habituer. C'est vrai, quoi! Il exagère!
Une fois de plus. Mme Ledoux expliqua que ce n'était pas la faute de son mari. Quand il rentrait du lycée, il était dans un tel état nerveux qu'il avait besoin pour se défendre de raconter ces histoires abominables de brimades, de sévices infligés à des élèves - dont rien n'était vrai, naturellement.
- Mais c'est du délire !
- Un délire bienfaisant, qu'il ne faut surtout pas contrarier. Et d'ailleurs, quand il s'est bien défoulé en paroles de toute violence qui est contenue en lui, quand il a bu sa tasse de thé et pris un peu de repos, il est redevenu le plus calme des hommes.
- En tout cas. on peut dire que tu as de la patience avec lui !
- Mais c'est normal. Philippe ! C'est le rôle d'une femme d'apaiser son mari quand il rentre de son travail un peu nerveux.
- Tu appelles ça être un peu " nerveux " !
- Et je souhaite que plus tard tu trouves, toi aussi, une femme qui saura te comprendre, t'écouter; car, entre nous, tu n'as pas un caractère très commode non plus!
- J'espère en tout cas que je ne serai jamais atteint à ce point-là !
- Mais ton père est le plus doux des hommes, tu le sais bien. Et toutes ces cruautés qu'il s'attribue dans ces récits, ce...
- ... ce sadisme, n'aie pas peur du mot!
- ... n'est que verbal et purement imaginaire.
- Bien sûr ! Bien sûr ! Je sais bien qu'il ne fait pas le dixième de ce qu'il dit. Mais c'est égal : je n'ai pas ta patience et préfère m'éclipser avant qu'il ne rentre.
- Mais qui te dit qu'il recommencera ce soir? Aujourd'hui, il n'a pas eu une journée très chargée. Attends-le. Peut-être qu'il n'aura pas besoin de raconter ces histoires ridicules, plus stupides que méchantes. Tiens, le voilà qui rentre.
- Non. non! Je te laisse!
Mme Ledoux poussa un nouveau soupir. Non, vraiment, elle n'avait pas grand-chose à attendre de ses enfants; ils ne l'aidaient pas beaucoup à supporter ces mauvais moments. Mais enfin, les grandes vacances approchaient. Pendant ces deux mois, son mari était toujours très calme et gentil; notamment quand il rentrait de la retraite qu'il avait coutume de faire dans une abbaye bénédictine. Bientôt reprendraient les promenades à deux, les conversations intimes. Cela méritait bien qu'elle se montrât un peu patiente.
- Bonjour. Madeleine.
- Bonjour, mon chéri.
Comment était-il ce soir? Elle eut l'impression qu'il était moins agité, qu'il avait le teint moins rouge que les jours précédents. Ses yeux ne lançaient pas des éclairs et il n'avait pas jeté sa serviette n'importe où, comme il avait pris l'habitude de le faire. Allons ! la soirée serait bonne! Qui sait même si la crise n'était pas terminée ? Car il ne pouvait s'agir que d'une crise passagère, assez bénigne au fond. Qui n'en traversait pas, surtout à l'âge qu'atteignait son mari, l'âge critique, à ce que l'on disait? Elle lui sourit et lui demanda s'il avait passé une bonne journée.
- Mémorable, en tout cas. Tu sais, le petit Coquillard...?
- Oui, tu me parles de lui de temps en temps. Il t'a encore dérangé?
- Pendant toute une heure, il n'a pas arrêté de ricaner et de lancer des boulettes. A la fin du cours, je lui ai demandé de rester dans la classe et... il a eu affaire à moi!
Grand Dieu! Cela recommençait! Elle aurait droit à présent au récit détaillé de sévices, de tortures peut-être. Un instant, elle sentit son courage chanceler : aurait-elle, cette fois encore, la patience nécessaire? Pourrait-elle assister à ce nouveau déferlement de violence, voir s'allumer sur le visage de son mari cette joie sadique, tandis qu'il déchargerait son agressivité? Mais elle se raccrocha à l'image de leur maison de campagne où ils seraient bientôt, à celle du petit étang au bord duquel ils resteraient assis des heures durant, à écouter les oiseaux, à se remplir l'âme d'amour et de paix.
- D'abord, dit-M. Ledoux. je l'ai giflé. Puis, comme il faisait mine de se rebiffer, je lui ai tordu le bras et l'ai plaqué contre le mur. Il a essayé de me donner des coups de pied. Alors, je l'ai mis par terre, je l'ai immobilisé en pesant sur lui de tout mon poids, et... je l'ai étranglé!
- Cela a dû te faire du bien !
- Pour ça, oui! Un bien fou! Rends-toi compte : un petit morveux comme lui! Depuis le début de l'année, il m'embêtait. Quelquefois, la nuit, je rêvais que je lui crevais les yeux. Alors, tu penses si ça m'a soulagé !
- Je comprends. Mais maintenant repose-toi. Ne pense plus à tout ça.
- Tu sais. je suis sûr que même ses parents auront été contents. Ils se sont souvent plaints à moi de son insolence. L'autre jour encore, le père me disait qu'ils ne savaient plus quoi en faire. Ils doivent être bien débarrassés maintenant.
- Mais oui, bien sûr.
- Et, après tout, on a droit, comme dans l'armée, à un certain pourcentage de pertes. Moi, depuis l'année dernière où j'ai cassé la jambe d'un élève d'un coup de pied, je n'ai pas eu beaucoup de dégâts. .
- C'est vrai. mon chéri. Je suis sûre que tu es nettement au-dessous de la moyenne.
- Et puis, tu sais, il n'a pas souffert : la mort a été rapide.
- Et quand bien même ! Après tout ce qu'il t'a fait voir!... Mais assieds-toi maintenant : je vais t'apporter une tasse de thé.
- Non. Merci. Je vais à mon bureau. J'ai besoin d'être un peu seul.
Ouf! Le mauvais moment était passé. Mme Ledoux se dit qu'après tout ce n'était pas si terrible que cela de subir ce délire quelques minutes par jour. Il y avait des femmes dont le mari rentrait ivre tous les soirs et qui devaient attendre des heures qu'il se calme. Le sien, lui, quand il descendrait de son bureau tout à l'heure, serait parfaitement rasséréné. A table, il parlerait de son prochain séjour dans une abbaye, il évoquerait avec délectation le chant des moines sous les voûtes séculaires, et un peu de la paix monastique descendrait sur la petite famille.
- Papa est rentré? C'était son fils qui faisait un retour un peu fracassant.
- Oui.
- Et alors?
- Alors... il a de nouveau raconté une histoire horrible.
- Et qu'est-ce qu'il a fait, cette fois-ci ? Il a ébouillanté le fils de la concierge!. Electrocuté le gros Boudu ? Pendu le sournois Taupin ? Egorgé l'infect Plivinec ?
- Non. Il a... étranglé Coquillard !
En disant cela, Mme Ledoux n'avait pu s'empêcher, malgré sa tristesse, de sourire un peu. Son fils, lui, rit franchement. Peut-être était-ce ce qu'il fallait faire, après tout : c'était trop énorme pour être vraiment tragique ! A ce moment, on sonna à la porte d'entrée. Qui pouvait-ce être ? Le fils alla ouvrir. Quand il revint, il était livide. Il bredouilla :
- C'est la police... Ils viennent au sujet de... l'affaire Coquillard !
Quand l'inspecteur Ledru et son adjoint pénétrèrent dans la salle de séjour, ils trouvèrent Mme Ledoux évanouie. Ils ne comprirent jamais pourquoi ils avaient causé un tel émoi : ils venaient simplement dire que Jean-Jacques Coquillard, qui était en fugue depuis quelque temps, leur avait téléphoné. Il acceptait de revenir au domicile familial, mais demandait les bons offices de M. Ledoux : c'était le professeur en qui il avait le plus confiance ! •

Michel Wallon

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Victor Druse est malade
Boudet

Victor Druse est malade. Le souffle court, les yeux brûlants, le front moite, Victor est enfoui sous un monticule d'édredons, dans la grande chambre surchauffée où ronfle le poêle Godin en faïence vert bouteille. Malgré la chaleur, Victor tremble. La fièvre le fait délirer. Près de lui, une vieille infirmière à bonnet blanc trempe par intermittences un gant de toilette dans l'eau tiède et le passe sur le visage de l'enfant. Elle doit aussi, parfois, retenir le petit malade qui a des soubresauts brusques et qui risquerait, si elle n'y prenait garde, de basculer pardessus son haut lit à rouleaux.
Victor Druse est très malade. Trois médecins se relaient à son chevet, car la famille Druse est très riche et fort connue dans la ville. Ces éminents praticiens en col dur et redingote noire ajustent périodiquement leurs lorgnons cerclés d'or fin, pour se pencher sur le malheureux enfant et scruter l'évolution irrépressible de la fièvre maligne. Ils se réunissent parfois tous trois, dans un coin de la grande chambre aux murs lambrissés, et leur conférence se prolonge. Leur visage est grave. Et Mme Druse, serrant entre ses poings un délicat mouchoir de dentelle tout trempé, dont elle se tamponne régulièrement les yeux bouffis de larmes, pousse de grands soupirs en les épiant. Mme Druse est d'autant plus touchée que Victor est son seul enfant. Elle a pourtant, déjà, été vivement éprouvée, il y a une dizaine d'années, par la mort d'une petite fille, emportée, à l'âge de deux mois, par la varicelle.
M. Druse, le célèbre armateur, a dû interrompre un important voyage d'affaires pour revenir en toute hâte au chevet de son fils. Mais comme il est très autoritaire et très impatient, il insulte régulièrement les médecins qui l'ont finalement prié de quitter la chambre.
Le mois de février de cette année-là - nous sommes en 1912 - s'annonçait particulièrement rigoureux. On racontait que des chevaux de fiacre étaient morts de froid et les accidents dus au verglas ne se comptaient plus.
Victor, comme tous les enfants de 12 ans, était au contraire enchanté de ces premières neiges. Avait-il pris froid au cours d'une partie de glissade ? Un soir, il était rentré fébrile ; on l'avait mis au lit. La bonne Marthe, sa nounou, l'avait gavé de tisanes en lui promettant qu'au lendemain il n'y paraîtrait plus. Hélas, le lendemain, Victor avait sombré dans le coma.
Quinze jours s'étaient écoulés. La fièvre avait empiré. M. Druse avait alors alerté les sommités de la Faculté. Il avait promis sa fortune à qui sauverait son fils. Mme Druse avait même acheté d'un seul coup tous les cierges de l'église pour les offrir à la Sainte-Vierge et à Saint-Antoine. Mais la science et la religion étaient demeurées impuissantes. Victor déclinait de jour en jour. Il ne mangeait plus. On le faisait boire de force, à l'aide d'un tuyau qu'on introduisait entre ses dents serrées.
Il avait parfois des crises extrêmement violentes. On le voyait se dresser soudain, les yeux agrandis par la terreur, et pousser un hurlement qui faisait fuir les chats sous les tables et japper lugubrement les grands chiens Labrador qu'il aimait tant. Puis il retombait dans sa prostration. Sa respiration retrouvait son rythme chaotique et sifflant. L'ombre de la mort s'était éloignée encore une fois.
Aujourd'hui, Mme Druse, affalée dans son fauteuil, les traits tirés, est si lasse qu'elle a laissé ses paupières se fermer. Les médecins sont passés dans la pièce à côté pour composer un nouvel élixir dont ils espèrent beaucoup. M. Druse, après ses promesses mirifiques et ses menaces ridicules, s'est enfermé dans son bureau où il ne cesse de téléphoner. L'infirmière a laissé tomber son journal qui a glissé sur le tapis persan. On peut y lire :

GUERRE DANS LES BALKANS
LA RÉPUBLIQUE CHINOISE EST PROCLAMÉE
LE TRIOMPHE DE SARAH BERNHARDT

Mais à quoi bon toutes ces nouvelles quand un enfant va mourir. Même le Godin semble s'essouffler, car on ne l'entend plus ronfler à son habitude. Les mains très amaigries de Victor palpitent sur les rebords de la couverture de satin comme deux oiseaux blessés. Son visage est si creusé qu'on dirait celui d'un vieillard. Soudain, il ouvre les yeux et dit :
- Je voudrais une glace !
Dans le grand silence de la chambre, cette phrase fait l'effet d'une bombe. Mme Druse tressaille. L'infirmière sursaute. Un court moment paralyse les deux femmes puis, presque en même temps, elles s'exclament: - Victor!
Et l'enfant, le plus tranquillement du monde, comme s'il s'agissait là d'une banalité, répète:
- Je voudrais une glace!
Mme Druse a jailli du fauteuil. L'infirmière s'est levée. Elle repousse la mère qui se précipitait vers le malade. Elle prend le poignet de Victor, son visage s'éclaire, une lueur d'incompréhension traverse son regard et elle balbutie:
- La fièvre est tombée.
Alors, Mme Druse se met à crier. Les portes s'ouvrent. Les médecins en redingote se ruent dans la pièce. Toute la maison s'emplit de bruits et de mouvements. M. Druse en fait tomber son téléphone. Les chats s'enfuient dans tous les sens, se demandant sûrement si ces gens ne sont pas devenus fous. La chambre s'est remplie en un clin d'œil. Domestiques, médecins, parents, tous entourent le lit du miraculé. Les médecins, tour à tour, se penchent sur Victor. Tour a tour, ils se relèvent, perplexes, répétant sur un ton incrédule: "La fièvre est tombée! La fièvre est tombée!"
Et Victor, encore très faible, mais souriant, agacé pourtant par tout ce remue-ménage, réitère sa demande : "Je voudrais une glace!"
Mme Druse se jette sur son fils, le prend dans ses bras, l'étrcint à l'étouffer.
- Oui, mon enfant, tout ce que tu voudras... Oh merci, mon Dieu, merci...
On doit la détacher d'un Victor haletant. Elle s'évanouit de bonheur. La bonne Marthe est revenue avec un plateau d'argent portant une coupe de glace.
- Oui, disent les médecins, mais deux bouchées seulement !
Et Victor, devant l'assemblée ébahie et muette, porte lentement à ses lèvres encore très pâles, une petite cuillère chargée de succulente glace à la vanille. Ce spectacle est si touchant que tous applaudissent spontanément.
Quelques jours plus tard, l'enfant a recouvré ses forces; il mange comme quatre, bat régulièrement l'infirmière au tarot; il fait même le tour de l'appartement avec les Labradors. Les médecins ont laissé leur lorgnon dans leurs poches. Un instant décontenancés par cette guérison inattendue, ils ont vite trouvé une explication scientifique. Ce qui leur a permis de rentrer dans les bonnes grâces de M. Druse qui, sans leur abandonner sa fortune, les a cependant royalement dédommagés.
Aujourd'hui, il est en grande conversation avec son fils qui, emmitouflé dans une douillette robe de chambre en laine des Pyrénées, se chauffe les pieds au grand poêle en faïence dont le ronflement a retrouvé son rythme familier.
- Victor, qu'est-ce qui te ferait plaisir pour ta convalescence? Veux-tu un gramophone?
- A rouleaux ?
- Oui, à rouleaux, avec un beau pavillon en cuivre.
- Non, c'est trop encombrant.
- Une bicyclette alors ?
- Mais père, j'ai déjà un tricycle.
- Alors que dirais-tu d'un ballon dirigeable miniature. Il y en a de très beaux que tu pourrais faire voler toi-même.
- Un Zeppelin?
Un instant, Victor semble tenté par cette offre. Mais il hoche la tête négativement.
- Enfin, Victor, que veux-tu ? dit M. Druse qui commence à s'impatienter.
- Tu n'accepteras pas ! boude Victor.
- Dis toujours ! je voudrais tant te faire plaisir.
- Papa, je veux faire une croisière. Un instant décontenancé, le père cherche une répartie. Puis il réfléchit et se dit que la réponse de Victor est somme toute logique pour un fils d'armateur.
- Victor, il faudra attendre. Tu sais qu'en ce moment, c'est l'hiver, et les croisières...
- Papa, tu m'as bien parlé d'un nouveau paquebot. M. Druse, cette fois est à court d'argument.
- Eh bien soit, Victor, je vais m'arranger avec mes collègues. Ce sera difficile, tu sais, car il s'agit d'une croisière inaugurale et les places sont très recherchées.
- Oh oui, papa ! Je voudrais tant faire une croisière inaugurale !
Victor en bat des mains d'excitation. M. Druse se lève et embrasse tendrement l'enfant sur les deux joues, ce qu'il fait rarement.
- Victor, sois heureux, je téléphone tout de suite pour te retenir une cabine de 1° classe sur le Titanic !

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Leçons de choses
B. Werber

INTRODUCTION : Nous avons tous, lorsque nous étions enfants, eu des humains d'appartement qu'on faisait jouer dans des cages avec des roues tournantes ou bien qu'on gardait en aquarium au milieu d'un décor artificiel. Pourtant en dehors de ces animaux décoratifs ou ludiques, il existe des humains qui ne sont pas apprivoisés. Ils n'ont rien à voir avec nos humains des égouts ni nos humains des greniers qui prolifèrent et qu'on doit chasser à l'humanicide. On sait en effet depuis quelques temps qu'il existe une planète ou vivent des humains à l'état sauvage qui ne se doutent même pas de notre présence!

On situe ce lieu étrange près du raccourci 33. Là ils vivent en totale liberté. Nous le répétons ils sont différents de nos humains d'appartement ou de nos humains des égouts. Ils ont créé de grands nids, ils savent utiliser des outils, ils ont même un système de communication à base de petits piaillements qui leur est spécifique. Beaucoup de légendes circulent sur cette planète mythique où règnent les humains. On prétend qu'ils ont des bombes capables de tout faire exploser ou qu'ils utilisent comme monnaie des morceaux de papiers chiffons. Certains racontent que les humains se mangent entre eux ou qu'ils fabriquent des villes sous la mer. Pour faire la part des choses entre la réalité et la mythologie, notre gouvernement a envoyé depuis 12008 (sous le fameux programme baptisé : "ne les tuons pas sans les comprendre") des explorateurs transparents, invisibles à leurs yeux qui ont pu les étudier. Si vous le souhaitez dans cette leçon de choses nous allons donc faire le bilan de ces recherches mal connues. Voici le plan:
"les êtres humains sauvages dans leur milieu",
"leur mœurs, leur mode de reproduction"
"comment les élever en appartement".


I - LES ETRES HUMAINS DANS LEUR MILIEU

Ou les trouve-t-on?
On trouve des êtres humains un peu partout dans nos galaxies, mais le seul endroit où ils ont pu connaître un développement autonome est sur la planète Terre. Ou se trouve la Terre? Il n'est pas rare lorsqu'on part en vacances, qu'on ait envie d'éviter les grands encombrements cosmiques des périodes estivales. On prend alors le raccourci 33 qui est plus long mais plus fluide. Aux alentours de la 700 milliardième unité de distance, si on ralentit un peu on arrive à distinguer une galaxie jaunâtre assez peu brillante. Garons notre véhicule spatial et approchons-nous.
Dans la banlieue d'un bras de cette galaxie on trouvera un système solaire assez vieux et défraîchi et dans ce système solaire, la Terre est la seule planète ou l'on trouve des traces de vie. On comprend dès lors que les humains aient pu se développer en dehors de la captivité. Dans un coin aussi reculé de l'espace, personne ne pense en effet à venir les déranger. On raconte que ce système solaire a d'ailleurs été découvert par hasard, par un touriste qui était tombé en panne dans ce coin perdu et qui cherchait de l'aide. La Terre est recouverte de vapeurs blanches et sa surface est plutôt bleutée. Ce phénomène est dû à une très grande abondance d'hydrogène. Une curiosité locale qui a entraîné la pousse de végétaux et la naissance de plusieurs océans (voir alinéa 154).

Comment les reconnaître?
Tout d'abord il ne faut pas confondre l'humain avec le cachalot ou le grizzli qui sont deux espèces qui vivent aussi sur Terre. L'humain est plus petit que le cachalot et moins poilu que le grizzli. Il ne faudra pas non plus confondre l'humain avec l'éléphant : ses dents sont plus petites. Ni avec l'escargot : l'humain n'a pas de coquille et est un tout petit peu moins baveux.
Prenons une loupe et examinons l'un de leur spécimen cobaye plus attentivement. Les humains de la terre, ressemblent à nos humains d'appartement ou à nos humains d'égout ou à nos humains de greniers. Ils ont des poils serrés sur le sommet du crâne, la peau rose ou brune. Leurs mains sont remplies de doigts et leurs pieds aussi. Les humains tiennent en équilibre sur les pattes arrière les fesses légèrement en arrière. Au milieu de leur tête on trouve toute une série de trous. Un grand trou bordé d'une ligne rouge qui leur sert de broyeur d'aliment et d'émetteur de sons. Deux petits trous qui leur servent à respirer (de l'oxygène essentiellement, les humains respirent de l'oxygène ne l'oublions pas), plus deux trous qui leurs servent à percevoir les sons, et deux trous qui leurs servent à percevoir les modulations de lumière (expérience de Kreg : si on met un bandeau sur le visage des humains ils trébuchent partout : donc la vue est un sens important chez les humains).
Les humains n'ont pas de queue.
Les humains n'ont aucun système radar qui leur permet d'évoluer dans le noir ce qui explique que leur activité nocturne est bien plus faible (expérience de Brons: plongeons un être humain dans une boîte de conserve et bouchons le couvercle. Au bout d'un moment l'humain pousse des piaillements désespérés. Les humains ont peur du noir).
Les humains n'ont pas de fourrure, ni de griffes.
Les humains sentent une odeur caractéristique assez forte, ce que nous appelons l'odeur d'humain et que nous percevons d'autant plus fort que nous oublions de leur changer la litière de leur cage.

Comment trouver des humains sur la terre?
Il y a plusieurs moyens pour les débusquer. Tout d'abord suivre les fumées. On peut aussi tenter de repérer l'une de leur piste cela forme de grande lignes noires qu'on voit apparaître dès l'atterrissage de notre vaisseau spatial.
Les zones ou vivent les humains sont enfin facilement repérables de nuit par leurs petites lumières. Parfois même dans les forêts en poussant délicatement de la pointe de la tentacule un groupe d'arbre on peut débusquer des humains campeurs ou des humains paysans ou des humains scouts. On a plutôt intérêt à piquer ceux-là car ça ne déclenche pas de réaction de panique des humains avoisinant.
Il existe plusieurs sous-espèces d'humains sur terre : les humains-aquatiques qui ont les pieds palmés et noirs, les humains-volants qui ont une grande aile triangulaire sur le dos, les humains-fumants qui produisent en permanence de la fumée par leur bouche.

Comment les aborder?
Il ne faut surtout pas les effrayer. N'oublions pas que les humains sauvages de la planète terre NE SAVENT MEME PAS QUE NOUS EXISTONS. La plupart sont même persuadés qu'au-delà de leur système solaire il n'y a rien. Ils se croient seuls dans l'univers. Plusieurs de nos touristes ont essayé de leur apparaître pour communiquer avec eux, à chaque fois, l'effet a été radical : ils crient, puis ils tombent en arrière, livides. Un simple examen suffit dès lors à diagnostiquer ce qu'ils ont. Ils sont... morts de peur. Ne nous en offusquons pas. Il faut être conscient que pour des animaux aussi isolés les critères esthétiques sont différents de ceux qui circulent en général dans l'univers. ILS SE TROUVENT BEAUX et ILS NOUS TROUVENT HIDEUX! Non, ne riez pas c'est normal.
Le fait qu'ils meurent de peur, semble même laisser à penser qu'ils nous trouvent vraiment très très laids. Ils trouvent leurs "mains" jolies et nos tentacules "effrayantes"!
Ce qui est d'autant plus amusant que l'on a tous vu nos humains de cirque se grimper et tenter de mimer nos gestes et notre beauté...
Quelques uns de nos touristes ont certes essayé d'apparaître déguisés en ustensiles ménagers, et ils ont certes évité l'effet "mort de peur" mais ils ont entraîné toutes sortes de quiproquos. Ce que les humains autochtones ont nommé l'effet "soucoupe volante". Ils croyaient qu'un des nôtres, déguisé en soucoupe de tasse à café était un "véhicule de transport"! Donc il faut surtout éviter de les aborder directement en apparaissant. On doit toujours à leur contact rester invisibles et indétectables. De toute manière leur technologie est tellement archaïque que vous ne risquez pas d'être surpris.
Nota: attention en se baladant en forêt on peut aussi se prendre dans ce qu'ils nomment des pièges à ours. Ca fait mal aux tentacules...


II - LEUR MOEURS, LEUR MODE DE REPRODUCTION

- Leur mode de reproduction

La parade nuptiale.
Lorsque vient la période des amours les humains se livrent à leur parade nuptiale. Contrairement au paon, que nous connaissons tous, ce n'est pas le mâle, mais la femelle qui affiche des couleurs bariolées et déploie ses atouts. Comme les humaines ne sont pas dotées de plumes, ni de crêtes, ni de jabots gonflants, elles enfilent des morceaux de tissus bariolés qui attirent l'attention visuelle des mâles. Chose curieuse les femelles couvrent certaines zones de tissus et en dévoilent d'autres. En général durant leur période de chaleurs les femelles couvrent leurs fesses et dévoilent le sommet de leur pis. Pour compléter leur pouvoir attractif elles mettent de la graisse de la baleine sur leur bouche et de la poudre de charbon sur leur paupières. Enfin elles s'aspergent de parfums subtilisés aux glandes sexuelles d'autres animaux terriens, comme le bouquetin dont elles extraient le musc pour s'en badigeonner. Elles volent mêmes les glandes sexuelles de fleurs pour obtenir de fausses odeurs de patchouli, lavande, rose.
En période de chaleur le mâle pour sa part se met à faire plein de bruits avec sa bouche, sorte de roucoulement (qu'il peut accompagner en grattant des boyaux de chats sur une calebasse). Ce comportement assez proche de celui du grillon champêtre ne s'avère pas forcément efficace. Alors selon l'espèce, le mâle peut aussi faire sa parade en se passant de la graisse de porc dans les cheveux (gomina). Ou bien en gonflant son porte monnaie comme un jabot. Cette dernière forme de parade est la plus efficace.

La rencontre
Les humains mâles et femelles se rencontrent dans des endroits spécialement conçus à cet effet : les boîtes de nuit. Ce sont des lieux sombres et bruyants. Pourquoi sombres et bruyants? Sombre pour que le mâle ne puisse pas distinguer clairement le physique de la femelle (il ne sent que son odeur de patchouli, musc ou rose). Bruyant pour que la femelle ne puisse pas distinguer clairement les propos du mâle. Avec la main elle tâte juste son porte monnaie plus ou moins gonflé.

La reproduction
Comment se passe la reproduction de l'espèce? Des observations in vitro ont permis de résoudre le mystère de la reproduction humaine. Celle ci fonctionne par emboîtement. Le système est assez original. Le mâle s'emboîte dans la femelle grâce à un petit appendice dont la taille correspond exactement à un réceptacle chez la femelle. Lorsque l'emboîtement est bien solide, ils se remuent jusqu'à ce que la semence du mâle sorte. La femelle se met alors à gonfler.

La gestation
Les humains sont vivipares. Ils ne pondent pas d'œuf. Ils gardent leurs petits dans le ventre pendant 9 mois.

Le nid
Le nid est en béton armé. Pour que les parois soient moins blessantes ils les calfeutrent de mousses et de fibres tressées. Ils accumulent à l'intérieur toutes sortes d'objets cubiques.

- Leur mœurs

Les rituels humains
Sur Terre les humains ont des rituels exotiques. Dès les périodes estivales, ils migrent ves les zones chaudes. Cette migration se fait très lentement. Ils s'enferment dans des voitures métalliques et restent de longues heures en avançant au pas - expérience de Wurms : si on laisse un mâle humain dans une voiture durant un certain temps il en ressort le visage couvert de poils! - Autre rituel tous les soirs ils allument une boîte qui émet une lumière bleue et restent plusieurs heures à la fixer dans un immobilisme total. Ce comportement est actuellement étudié par nos chercheurs. Il semble que comme les papillons les humains soient fascinés par la lumière bleue. Enfin le rituel le plus étrange est peut être celui qui les poussent à s'enfermer tous les jours à plus de 1000 dans un wagon de métro sans oxygène et sans aucune possibilité de se mouvoir.

La guerre
Les humains aiment se tuer entre eux - expérience de Glark : mettez 60 humains dans un pot et cessez de les alimenter, ils finissent par s'entre-tuer avec une sauvagerie déconcertante - De loin on peut repérer leur champ de batailles aux détonations et aux crépitements caractéristiques de leur armes de métal.

La communication
Les humains communiquent en émettant des sons par leurs bouches et leur anus. On ne sait toujours pas lequel de ces deux modes de dialogue est le plus prisé. Il semble que le langage par la bouche servent à attirer alors que le deuxième mode de communication sert à faire fuir les adversaires.


III - COMMENT LES ELEVER EN APPARTEMENT

La cueillette
Tout d'abord, il ne faut pas marcher dessus. Il ne faut pas non plus les noyer dans la salive ni les jeter dans la soupe comme le font certains enfants.
On pourra les recueillir pour les étudier tranquillement à la maison mais si on les met dans un pot il ne faut pas oublier d'aménager des petits trous dans la partie supérieure du pot, sinon les petits humains dépérissent. N'oublions pas qu'ils ont besoin d'oxygène.

Comment peut-on entretenir un élevage d'humains en pot?
Si on veut que nos humains prolifèrent dans leur cage, il faudra prendre des couples : un mâle et une femelle. Pour être sur d'avoir une femelle il faudra bien faire attention qu'elle ait des vêtements de couleurs bariolées et une longue crinière. Attention : il existe des femelles sans crinière. Pour en avoir le cœur net il suffit de plonger l'une de nos tentacules dans le pot. Si le piaillement est aigu : c'est une femelle.

Comment les nourrir?
En général les humains aiment bien les morceaux de pomme et les cuillerées de confiture de coing. Le plus simple est de les nourrir avec des graines. Un distributeur à graines en vente chez n'importe quel "humainier" fera l'affaire. On peut aussi leur donner quelques miettes de pain mouillé dont ils se régaleront. Attention si on oublie de nourrir un groupe d'humains plus de 15 jours, ils finissent par s'entre-dévorer entre eux.

L'humainière
Le nid artificiel d'humain se nomme humainière. On peut en trouver chez le marchand (l'humainier) ou bien on peut se le fabriquer soi-même. Mais surtout on ne le répétera jamais assez il faudra aménager des petits trous dans la partie supérieure de l'humainière pour qu'ils respirent. Il faudra en outre surveiller la température et l'humidité. A quelle température les humains prolifèrent-ils le mieux? A 30° on peut les voir avec amusement quitter leurs petits oripeaux. Ils semblent heureux et se livrent à de nombreuses reproductions.
Nota bene 1. Si le nombre d'humains devient trop important il faut soit les changer de pot pour les installer par exemple dans un bocal de verre plus grand. Soit séparer les mâles des femelles - Attention non seulement il y a des femelles sans crinière, mais il y aussi des mâles avec crinière, il suffit d'une erreur et les reproductions se poursuivront.
Nota bene 2. Il faut mieux tenir l'humainière hors de portée des autres animaux apprivoisés de la maison. Les Chkronx notamment ont tendance à manger les humains dès qu'ils arrivent à percer le couvercle de l'humainière.

Peut-on manger des humains?
Berk c'est dégoûtant. Il parait que certains enfants mangent leur petits humains d'élevage. A priori le docteur Kreg que nous avons questionné sur la question, pense qu'ils ne sont pas toxiques. Cependant les humains sauvages de la terre étant très carnivores, il faudra se méfier de ne pas les manger vivants car sinon ils peuvent nous mordre de l'intérieur. Beaucoup d'enfants en ont fait l'expérience douloureuse.

Peut-on leur apprendre des tours?
Oui bien sûr. Mais cela réclame de la patience. Certains enfants très doués arrivent à leur faire ramener des morceaux de bois ou même à leur faire faire des sauts périlleux. Il suffit de leur donner une récompense pour chaque tour réussit. "Les humains sont d'ailleurs parfois tellement adroits qu'ils nous ressemblent" penseront peut être certains d'entre vous. Il ne faut quand même pas exagérer...

Que faire de l'humainière une fois qu'on en est lassé?
Comme tous les jouets, il arrive que l'enfant qui a installé une humainière s'en lasse lorsqu'il devient plus âgé. Le réflexe le plus simple est de jeter les humains dans le lavabo ou dans la poubelle ou dans les égouts. Dans les trois cas, s'ils n'ont pas été tués avant, nos humains apprivoisés capturés sur terre se retrouvent en contact avec nos humains des égouts. Les humains de la terre n'ont aucune défense, ils sont trop "civilisés" et ils se font mettre en charpie par les humains des égouts qui courent bien plus vite qu'eux et les chassent à mort. Ce n'est pas très correct vis-à-vis de nos compagnons d'enfance.
Nous ne serions donc trop conseiller aux enfants qui ne savent plus quoi faire de leur humainière, (à fortiori si elle composée d'humains sauvages de la terre), de les offrir à des enfants plus pauvres qui prendront peut être beaucoup de plaisir à continuer l'élevage.

FIN
Bernard Werber Leçon de Choses , Nouvelle écrite 11 Avril 1992 à 12h20

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QUAND ANGÈLE FUT SEULE ...



Bien sûr, tout n'avait pas toujours marché comme elle l'aurait souhaité pendant toutes ces années; mais tout de même, cela lui faisait drôle de se retrouver seule, assise à la grande table en bois. On lui avait pourtant souvent dit que c'était là le moment le plus pénible, le retour du cimetière. Tout s'était bien passé, tout se passe toujours bien d'ailleurs. L'église était pleine. Au cimetière, il lui avait fallu se faire embrasser par tout le village. Jusqu'à la vieille Thibault qui était là, elle qu'on n'avait pas vue depuis un an au moins. Depuis l'enterrement d'Émilie Martin en fait. Et encore, y était-elle seulement, à l'enterrement d'Émilie Martin ?
Impossible de se souvenir. Par contre, Angèle aurait sans doute pu citer le nom de tous ceux qui étaient là aujourd'hui. André, par exemple, qui lui faisait tourner la tête, au bal, il y a bien quarante ans de cela. C'était avant que n'arrive Baptiste. Baptiste et ses yeux bleus, Baptiste et ses chemises à fleurs, Baptiste et sa vieille bouffarde, qu'il disait tenir de son père, qui lui-même... En fait ce qui lui avait déplu aujourd'hui, ç'avait été de tomber nez à nez avec Germaine Richard, à la sortie du cimetière. Celle-là, à soixante ans passés, elle avait toujours l'air d'une catin. Qu'elle était d'ailleurs.
Angèle se leva. Tout cela était bien fini maintenant. Il fallait que la mort quitte la maison. Les bougies tout d'abord. Et puis les chaises, serrées en rang d'oignon le long du lit. Ensuite, le balai. Un coup d'œil au jardin en passant. Non, décidément, il n'était plus là, penché sur ses semis, essayant pour la troisième fois de la journée de voir si les radis venaient bien. Il n'était pas non plus là-bas, sous les saules. Ni même sous le pommier, emplissant un panier. Vraiment, tout s'était passé très vite, depuis le jour où en se réveillant, il lui avait dit que son ulcère recommençait à le taquiner. Il y était pourtant habitué, depuis le temps. Tout de même, il avait bientôt fallu faire venir le médecin. Mais celui, il le connaissait trop bien pour s'inquiéter vraiment. D'ailleurs, Baptiste se sentait déjà un peu mieux... Trois semaines plus tard, il faisait jurer à Angèle qu'elle ne les laisserait pas l'emmener à l'hôpital. Le médecin était revenu. Il ne comprenait pas. Rien à faire, Baptiste, tordu de douleur sur son lit, soutenait qu'il allait mieux, que demain, sans doute, tout cela serait déjà oublié. Mais, quand il était seul avec elle, il lui disait qu'il ne voulait pas mourir à l'hôpital. Il savait que c'était la fin, il avait fait son temps. La preuve, d'autres, plus jeunes, étaient partis avant lui... Il aurait seulement bien voulu tenir jusqu'à la Saint-Jean. Mais cela, il ne le disait pas. Angèle le savait, et cela lui suffisait. La Saint-Jean il ne l'avait pas vue cette année. Le curé était arrivé au soir, Baptiste était mort au petit jour. Le mal qui lui sciait le corps en deux avait triomphé. C'était normal.
Angèle ne l'avait pas entendue arriver. Cécile, après s'être changée, était venue voir si elle n'avait besoin de rien. De quoi aurait-elle pu voir besoin ? Angèle la fit asseoir. Elles parlèrent. Enfin, Cécile parla. De l'enterrement bien sûr, des larmes de quelques-uns, du chagrin de tous. Angèle l'entendait à peine.
Baptiste et elle n'étaient jamais sortis de Sainte-Croix, et elle le regrettait un peu. Elle aurait surtout bien aimé aller à Lourdes. Elle avait dû se contenter de processions télévisées. Elle l'avait aimé son Baptiste dès le début, ou presque. Pendant les premières années de leur mariage elle l'accompagnait aux champs pour lui donner la main. Mais depuis bien longtemps, elle n'en avait plus la force. Alors elle l'attendait veillant à ce que le café soit toujours chaud, sans jamais être bouillant.
Elle avait appris à le surveiller du coin de l'œil, levant à peine le nez de son ouvrage. Et puis, pas besoin de montre. Elle savait quand il lui fallait aller nourrir les volailles, préparer le dîner. Elle savait quand Baptiste rentrait. Souvent Cécile venait lui tenir compagnie. Elle apportait sa couture, et en même temps les dernières nouvelles du village. C'est ainsi qu'un jour elle lui dit, sur le ton de la conversation bien sûr, qu'il lui semblait bien avoir aperçu Baptiste discutant avec Germaine Richard, près de la vigne. Plusieurs fois au cours des mois qui suivirent, Cécile fit quelques autres " discrètes " allusions. Puis elle n'en parla plus. Mais alors Angèle savait. Elle ne disait rien. Peu à peu elle s'était habituée. Sans même avoir eu à y réfléchir, elle avait décidé de ne jamais en parler à Baptiste, ni à personne. C'était sa dignité. Cela avait duré jusqu'à ce que Baptiste tombe malade pour ne plus jamais se relever. Cela avait duré près de vingt ans. Son seul regret, disait-elle parfois, était de n'avoir pas eu d'enfants. Elle ne mentait pas. Encore une raison de détester la Germaine Richard d'ailleurs, car elle, elle avait un fils, né peu de temps après la mort de son père; Edmond Richard, un colosse aux yeux et aux cheveux noirs avait été emporté en quelques semaines par un mal terrible, dont personne n'avait jamais rien su. Le fils Richard, on ne le connaissait pas à Sainte-Croix. Il avait été élevé par une tante, à Angers. Un jour cependant, c'était juste avant que Baptiste ne tombe malade, il était venu voir sa mère. Cécile était là, bien sûr, puisque Cécile est toujours là où il se passe quelque chose. Elle lui avait trouvé un air niais, avec ses grands yeux bleus délavés. Angèle en avait semblé toute retournée.
Cécile était partie maintenant. La nuit était tombée. Angèle fit un peu de vaisselle. Elle lava quelques tasses, puis la vieille cafetière blanche, maintenant inutile, puisqu'Angèle ne buvait jamais de café. Elle la rangea tout en haut du bahut. Sous l'évier, elle prit quelques vieux pots à confiture vides. À quoi bon faire des confitures, elle en avait un plein buffet. Elle prit également quelques torchons, un paquet de mort-aux-rats aux trois-quarts vide, et s'en alla mettre le tout aux ordures. Il y avait bien vingt ans qu'on n'avait pas vu un rat dans la maison.


Pascal Mérigeau Quand Angèle fut seule..., 1983
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