La Logeuse
R Dhal


Billy Weaver arriva à Bath après avoir passé l'après-midi dans le train et changé d'omnibus à Reading. Il était près de neuf heures du soir et la lune se levait, escortée d'un essaim d'étoiles, au-dessus des maisons qui faisaient face à la gare. Mais le froid était vif et le vent armé de milliers de lames de rasoir.
" Excusez-moi, dit Biîly, connaissez-vous un hôtel pas trop cher, dans le coin ?
- Allez voir La Cloche et le Dragon, répondit le contrôleur en désignant le bas de la route. Il y aura peut-être de la place. C'est à cinq cents mètres d'ici. "
Billy le remercia, reprit sa valise en main et se mit en route vers La Cloche et le Dragon.
Il n'était jamais venu à Bath et n'y connaissait personne. Mais M. Greenslade, de la Maison Centrale de Londres, lui avait dit beaucoup de bien de cette ville. " Dès que vous serez casé, lui avait-il dit, allez vous présenter au directeur de la Succursale. "
Billy avait dix-sept ans. Il portait un pardessus bleu marine neuf, un chapeau mou marron neuf et un complet marron neuf. Il se sentait sûr de lui. D'un pas énergique, il descendit la rue. Depuis quelques jours, il s'efforçait de tout faire avec énergie, car il estimait que c'était l'énergie qui caractérisait avant tout un homme d'affaires digne de ce nom. Les gros patrons, à la Maison Centrale, ne cessaient jamais de se montrer remarquablement énergiques. Ils étaient stupéfiants.
La rue qu'il longeait ne comportait aucune boutique. Rien qu'une rangée de maisons assez hautes, de chaque côté. Ces maisons étaient toutes semblables. Leurs porches à colonnes, leurs portes où l'on accédait par trois ou quatre marches avaient fière allure et témoignaient d'un passé luxueux. Mais, malgré la nuit, Billy pouvait voir sans peine que la peinture s'écaillait sur les boiseries des portes et des fenêtres et que les façades, lézardées à présent, pleuraient leur blancheur perdue.
Soudain, à la fenêtre d'un rez-de-chaussée brillamment éclairée par un réverbère, Billy aperçut un écriteau appuyé contre la vitre. Il lut : " CHAMBRES AVEC PETIT DEJEUNER ". Un vase plein de beaux chrysanthèmes jaunes était posé juste sous l'écriteau. Intrigué, Billy s'approcha. Des rideaux de faux velours vert garnissaient la fenêtre, rehaussant l'éclat des chrysanthèmes. Billy se dressa pour fouiller du regard, à travers la vitre, l'intérieur de la pièce. Il vit d'abord un joyeux feu de cheminée. Devant l'âtre, sur le tapis, un petit basset allemand dormait, recroquevillé. La chambre elle-même, aussi loin qu'il pouvait la voir dans la pénombre, était meublée avec goût. Elle contenait entre autres un piano crapaud, un grand divan, des fauteuils rebondis et, dans un coin, un perroquet dans sa cage. " Des animaux dans un endroit pareil, c'est plutôt bon signe ", se dit Billy. Il se demanda aussi si cette demeure, d'aspect si rassurant, ne serait pas plus agréable que La Cloche et le Dragon.
Certes, un hôtel promettait plus de distractions qu'une pension. Le soir, il y aurait de la bière et des jeux. Et puis toutes sortes de gens à qui parler. Ce serait aussi moins cher sans doute. Il lui était arrivé de passer deux nuits de suite dans un hôtel et il en gardait un bon souvenir. Par contre, il savait peu de chose des pensions de famille et, pour être franc, l'idée d'y faire un séjour l'inquiétait un peu. Cela évoquait pour lui des images de choux aqueux, de logeuses rapaces, le tout flottant dans une pénétrante odeur de hareng fumé.
Après avoir grelotté ainsi pendant deux ou trois minutes, Billy décida d'aller jeter un coup d'œil à La Cloche et le Dragon avant de prendre une décision. Il s'éloigna de la fenêtre.
Alors, il se passa une chose étrange. Car son regard ne put se détacher du petit écriteau qui répétait obstinément : CHAMBRES AVEC PETIT DEJEUNER, CHAMBRES AVEC PETIT DEJEUNER, CHAMBRES AVEC PETIT DEJEUNER . Chacun de ces mots se transformait en un grand œil noir qui le fixait de singulière façon, l'empêchant impérieusement de quitter le petit rectangle de trottoir où il s'était arrêté. Comme hypnotisé, il fit quelques pas, puis il grimpa les quatre marches qui menaient à la porte d'entrée.
Il leva le bras et appuya sur la sonnette. Dans quelque chambre lointaine, il l'entendit tinter. Et alors, immédiatement, - la chose ne pouvait être qu'immédiate puisqu'il n'avait même pas eu le temps de retirer son doigt du bouton de la sonnette -, la porte s'ouvrit comme par miracle et une femme fit son apparition.
D'habitude, quand on sonne à une porte, on doit attendre au moins une demi-minute avant que quelqu'un vienne ouvrir. Cette dame, elle, était là, jaillie comme un diable-dans-sa-boîte. C'était incroyable.
Elle pouvait avoir entre quarante-cinq et cinquante ans. Son sourire était encourageant et chaleureux.
" Entrez, je vous en prie ", dit-elle d'une voix étonnamment aimable. Elle s'écarta pour le laisser passer. Et Billy se sentit avancer, poussé par une sorte de contrainte ou plutôt par l'invincible désir de pénétrer à l'intérieur de la maison.
" J'ai vu l'écriteau à la fenêtre, dit-il, se retenant d'avancer.
- Oui, je sais.
- Je cherchais une chambre.
- Elle vous attend, cher petit monsieur, dit la dame. "
Elle avait un visage rond et rosé et des yeux d'un bleu très tendre.
" J'allais à La Cloche et le Dragon, expliqua Billy, mais votre écriteau a retenu mon attention...
- Mon cher enfant, dit la dame, pourquoi n'entrez-vous pas, par ce froid?
- Pour combien louez-vous ?
- Cinq shillings et six pence par nuit, petit déjeuner compris. "
II crut avoir mal entendu. C'était donné. Cela représentait moins que la moitié de ce qu'il était disposé à payer. "Si vous trouvez que c'est trop cher, reprit-elle, je pourrai peut-être vous faire un prix. Tenez-vous à avoir un œuf pour le petit déjeuner? Les œufs sont chers en ce moment. Sans œuf, cela ne vous ferait que cinq shillings tout rond.
- D'accord pour cinq shillings six pence, dit Billy. J'aimerais bien rester ici.
- Je le savais. Entrez donc. " Elle était d'une gentillesse à faire rêver. On aurait dit la mère du meilleur camarade de classe qui vous reçoit chez elle pour les vacances de Noël. Billy ôta son chapeau et franchit le seuil.
" Accrochez-le ici, dit-elle, et laissez-moi vous aider pour votre pardessus. "
II n'y avait pas d'autres chapeaux ni d'autres pardessus dans l'entrée. Pas un parapluie, pas une canne. Rien.
" La maison entière est à nous deux ", fit-elle en souriant. Puis elle lui montra le chemin vers les étages supérieurs. " Voyez-vous, je n'ai pas très souvent le plaisir de faire entrer un voyageur dans mon petit nid. "
" Elle radote un peu, la vieille fille ", se dit Billy. Mais à ce prix, tout était pardonnable.
" J'aurais cru que vous étiez submergée de demandes, fit-il poliment.
- Mais je le suis, cher monsieur, je le suis, n'en doutez pas ! Seulement, pourquoi le cacher. Je suis un tantinet difficile. Vous voyez bien ce que je veux dire ?
- Ah, oui...
- Mais je suis toujours prête à recevoir. Tout est toujours prêt, jour et nuit, dans cette maison, pour le cas de chance exceptionnelle où un jeune homme digne de ma confiance passerait par là. Et c'est un si grand plaisir, cher monsieur, d'ouvrir la porte et de découvrir quelqu'un de convenable ! "
Elle était à mi-hauteur de l'escalier. Une main sur la rampe, elle se pencha et lui sourit de ses lèvres pâles, en ajoutant : " Comme vous, monsieur ! " Et ses yeux bleus parcoururent lentement le corps de Billy, de la tête aux pieds, puis dans le sens inverse. Sur le palier du deuxième, elle dit : " Cet étage est à moi. "
Ils grimpèrent au troisième : " Et celui-ci est à vous. Voici votre chambre. J'espère qu'elle vous plaira. "
Elle le fit entrer dans une petite chambre proprette donnant sur la rue. En entrant, elle alluma la lumière.
" Vous avez le soleil toute la matinée, monsieur Perkins. C'est bien monsieur Perkins?
- Non, madame, dit-il, c'est Weaver.
- Pardon, monsieur Weaver. Comme c'est joli. J'ai mis une bouillotte entre les draps, monsieur Weaver. C'est si agréable, un bon petit dodo propre et chauffé, vous ne trouvez pas? Et si vous avez froid, vous pouvez allumer le gaz à n'importe quel moment.
- Merci, dit Billy, merci, vous êtes bien aimable. " II remarqua que le couvre-lit avait été retiré et que les draps et les couvertures avaient été soigneusement repliés d'un côté, prêts à recevoir un client.
" Je suis si heureuse que vous soyez venu, dit-elle, le regardant gravement dans les yeux. Je commençais à m'inquiéter.
- Mais il ne faut jamais vous inquiéter, répondit gaiement Billy. " II posa sa valise sur une chaise et s'apprêta à l'ouvrir.
" Excusez-moi, j'avais oublié de vous le demander. voulez-vous dîner ? Ou avez-vous pris quelque chose ?
- Je n'ai pas très faim, merci, dit-il. Je crois que je me coucherai le plus tôt possible. Demain, je dois me lever de bonne heure pour aller me présenter au bureau.
- Très bien. Je vous laisse ranger vos affaires. Mais avant de vous coucher, voulez-vous avoir la gentillesse de passer au salon du rez-de-chaussée pour signer le livre? C'est une chose que tout le monde doit faire, car c'est la loi, et nous tenons à être en règle, n'est-ce pas, dans ce genre de formalités. " Elle lui fit un petit signe amical de la main et sortit rapidement.
" Elle doit avoir l'esprit un peu dérangé, la pauvre femme ", pensa Billy, mais cette idée ne l'inquiétait nullement. Car, après tout, elle paraissait inoffensive. C'était manifestement une âme bonne et généreuse. Peut-être avait-elle eu des malheurs insurmontables. Un fils perdu à la guerre par exemple.
Il vida sa valise, se lava les mains et descendit d'un pas alerte au salon du rez-de-chaussée. Sa logeuse ne s'y trouvait pas, mais le feu dansait dans l'âtre et le petit basset dormait toujours au même endroit. La pièce était merveilleusement chaude et douillette. "J'ai une de ces chances ", pensa Billy en se frottant les mains.
Le livre d'hôtes l'attendait, ouvert, sur le piano. Il sortit son stylo et inscrivit son nom et son adresse. Deux signatures seulement figuraient au-dessus de la sienne et, plutôt machinalement, il les lut. La première provenait d'un certain Christopher Mulholland, de Cardiff. La seconde était celle de Gregory W. Temple, de Bristol.
" C'est drôle ", pensa Billy. Christopher Mulholland, cela lui rappelait quelque chose. Où donc avait-il déjà entendu ce nom plutôt insolite ? Était-ce celui d'un camarade d'école? Celui d'un des nombreux jeunes gens qui faisaient la cour à sa sœur? Ou bien celui d'un ami de son père ? Non. Rien de tout cela. Il examina de nouveau le livre.
CHRISTOPHER MULHOLLAND, 231, RUE DE LA CATHÉDRALE, CARDIFF.
GREGORY W. TEMPLE, 27, ALLÉE DES SYCOMORES, BRISTOL.
Et à présent, par un fait étrange, le second nom commençait à lui paraître presque aussi familier que le premier.
" Gregory Temple ", fit-il tout haut, en cherchant dans sa mémoire, puis : " Christopher Mulholland ? "
" De si charmants garçons ", répondit derrière lui la voix de la logeuse. Il se retourna et la vit qui s'avançait dans la pièce, portant un service à thé d'argent. Elle le tenait très haut et bien éloigné d'elle, comme on tient les rênes d'un cheval fringant. " Ces deux noms me disent quelque chose, fitBilly.
- Vraiment ? Comme c'est intéressant !
- Je suis à peu près certain de les avoir entendus quelque part, n'est-ce pas curieux ? Peut-être les ai-je lus dans un journal ? N'ont-ils pas été célèbres d'une façon ou d'une autre ? Je veux dire des joueurs de cricket ou de football connus, ou quelque chose de ce genre ?
- Célèbres, fit-elle, en posant son plateau sur une table basse près du divan ; oh ! non, je ne crois pas qu'ils aient été célèbres. Mais ils étaient remarquablement beaux tous les deux, cela est certain. Ils étaient jeunes., grands et très beaux. Exactement comme vous, cher monsieur. " Une fois de plus, Billy regarda le livre. " Tenez, ici, dit-il en désignant les dates d'entrée. La dernière inscription a environ deux ans.
- Vraiment?
- Oui. Et celle de Christopher Mulholland lui est antérieure d'un an. Cela fait à peu près trois ans !
- Ma foi, fit-elle en poussant un délicat petit soupir, Je ne l'aurais jamais cru. Comme le temps passe vite, n'est-ce pas, monsieur Wilkins?
- Weaver, rectifia Billy. W-E-A-V-E-R !
- Oh! excusez-moi, où avais-je la tête? s'écria-t-elle en s'installant sur le divan. C'est tout moi, monsieur Weaver! Entré par une oreille, sorti par l'autre!
- Savez-vous, dit Billy, savez-vous pourquoi cette histoire m'intrigue de plus en plus ?
- Mais non, cher monsieur, comment le saurais-Je?
- Eh bien, voyez-vous, ces deux noms, Mulholland et Temple, non seulement je crois me souvenir de chacun d'eux séparément, mais, d'une certaine manière, je les vois comme liés l'un à l'autre par un trait d'union. Comme s'ils étaient tous les deux connus pour une même chose... je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. comme... eh bien... comme Nungesser et Coli par exemple... ou Churchill et Roosevelt !
- Comme c'est amusant, dit-elle, mais venez donc vous asseoir près de moi ! Vous prendrez bien une petite tasse de thé et du biscuit au gingembre avant d'aller vous coucher?
- Je suis confus, dit Billy, vous vous donnez vraiment trop de mal. " II se tenait près du piano et la regardait manier les tasses et les soucoupes. Elle avait de petites mains blanches et agiles aux ongles rouges.
" Je suis presque sûr de les avoir vus dans les journaux, dit-il. Encore une seconde et je m'en souviendrai ! "
II n'y a rien de plus obsédant qu'une idée qui frôle la mémoire sans vouloir y entrer et Billy détestait déclarer forfait.
" Une minute, fit-il, encore une minute et nous y serons. Mulholland... Christopher Mulholland, n'était-ce pas un étudiant d'Eton qui faisait à pied le tour du Pays de Galles et alors, soudain...
- Du lait? demanda-t-elle. Et du sucre?
- Oui, merci,
- Et alors, soudain...
- Un étudiant d'Eton? fit-elle; oh! non, cher monsieur, c'est très improbable. Mon monsieur Mulholland n'était sûrement pas. un étudiant d'Eton quand il est venu chez moi. Il faisait ses grades à Cambridge. Mais venez donc vous asseoir sur le divan et réchauffez-vous à ce joli feu ! Venez, votre thé est prêt. " Elle tapotait la place vide à côté d'elle.
Il traversa lentement la pièce et s'assit sur !e bord du divan. Elle lui tendit une tasse.
" Eh voilà, dit-elle. Comme c'est agréable et douillet, n'est-ce pas? "
Billy se mit à boire son thé à petites gorgées et elle fit de même. Pendant les quelques instants qui suivirent, ils ne parlèrent guère, mais Billy sentait peser sur lui le regard de la dame. Elle était légèrement tournée vers lui. De temps à autre, il respirait une bouffée d'une odeur bizarre qui semblait directement émaner d'elle. Ce n'était pas absolument désagréable et cela aussi lui rappelait quelque chose, mais quoi? Des noix sèches? Du cuir neuf? Ou bien les couloirs d'un hôpital ?
Puis elle rompit le silence : " M. Mulholland était un grand amateur de thé. Jamais de ma vie je n'ai vu quelqu'un en boire autant que ce cher, ce charmant M. Mulholland.
- Je suppose qu'il est parti assez récemment ", dit Billy qui n'avait cessé de se casser la tête au sujet des deux noms. Il était sûr à présent de les avoir vus dans les journaux, en première page.
" Parti, fit la dame en arquant les sourcils. Mais, mon cher enfant, il n'est pas parti. Il est toujours ici. M. Temple aussi est ici. Ils sont ensemble, au quatrième étage. "
Billy reposa sa tasse et regarda fixement sa logeuse. Elle lui sourit de nouveau, puis elle avança une main et lui tapota le genou de manière réconfortante. " Quel âge avez-vous, cher enfant?
-Dix-sept ans.
- Dix-sept ans, s'écria-t-elle, mais c'est l'âge idéal ! M. Mulholland aussi avait dix-sept ans. Mais je crois qu'il était un rien moins grand que vous. Et puis ses dents n'étaient pas TOUT A FAIT aussi blanches que les vôtres. Vous avez les plus belles dents du monde, monsieur Weaver, le saviez-vous ?
- Elles ne sont pas aussi bonnes qu'elles en ont l'air. Par-derrière, elles ont des tas de plombages.
- M. Temple, lui, était un peu plus âgé, dit-elle, sans tenir compte de sa remarque. Il avait vingt-huit ans. Mais je ne lui aurais jamais donné cet âge s'il ne me l'avait pas dit. Son corps n'avait pas la moindre tare !
- La moindre... quoi ?
- Sa peau était douce, douce comme une peau de bébé... "
II y eut un nouveau silence. Billy reprit une gorgée de thé en attendant d'autres révélations, mais la dame paraissait lointaine et rêveuse. Billy regarda droit devant lui en se mordillant la lèvre inférieure.
" Ce perroquet, dit-il soudain, je m'y étais trompé quand je l'ai aperçu pour la première fois, par la fenêtre ! J'aurais juré qu'il était vivant.
- Hélas ! il ne l'est plus.
- C'est extraordinaire comme c'est adroitement fait, dit-il. Personne ne le croirait mort ! Peut-on savoir qui l'a fait ?
- Moi.
- Vous ?
- Bien sûr, dit-elle. Et mon petit Basile, l'avez-vous vu ? " Elle désigna d'un mouvement de tête le petit basset allemand pelotonné si confortablement devant la cheminée. Billy le regarda et s'aperçut que cet animal était aussi silencieux, aussi immobile que le perroquet. Il étendit une main et lui toucha le haut du dos. Le corps était dur et froid et quand il en écarta les poils, il put voir la peau, sèche et grisâtre, mais parfaitement conservée.
" Bonté divine, fit-il, c'est absolument fascinant! " II se détourna du chien et regarda avec admiration la petite femme assise à côté de lui sur le divan. " Cela doit être difficile comme tout de faire un travail pareil !
- Pas le moins du monde, dit-elle. J'empaille moi-même tous mes petits chéris quand ils rendent l'âme. Voulez-vous une autre tasse de thé?
- Non, merci ", dit Billy. Le thé avait un petit goût d'amandes amères qui lui déplaisait plutôt. " Vous avez bien signé le livre?
- Mais certainement.
- C'est parfait. Car plus tard, si un jour j'oublie votre nom, je peux toujours descendre pour le retrouver. Comme je fais presque tous les jours pour M. Mulholland et monsieur...
- Temple, dit Billy. Gregory Temple. Pardonnez ma question, mais n'avez-vous pas eu d'autres pensionnaires que ces deux messieurs, pendant ces dernières années ?"
Tenant bien haut sa tasse de thé, elle inclina légèrement la tête, le regarda du coin de l'œil et lui fit un de ses charmants petits sourires :
" Mais non, mon cher petit monsieur. Rien que vous. "

Roal Dhal, Kiss kiss. Folio
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Le cas de l'étrange employé
Fernandez Paz

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- Bonsoir, don Pedro. Excusez-moi de vous appeler à une heure pareille, mais c'est pour vous dire que j'ai passé la journée à faire des entretiens avec les candidats au poste de représentant. Demain, la première heure, je vais vous faire parvenir par un coursier un rapport dans lequel vous aurez les résumés.
- …
- Il y en a eu pas mal. Douze. Je viens juste de terminer avec le dernier.
- …
- Eh bien, si vous voulez ma première impression, il y en un qui le mérite, à mille coudées des autres. Il m'a l'air parfait.
- …
- Oui et je suis ravi. C'est un métier pour lequel il n'est pas facile de trouver les gens qui conviennent.
- …
- S'il y a un problème? Oui, et de taille! C'est pourquoi je vous appelais. Pour vous consulter.
- …
- Voyez-vous, je ne trouve pas les mots. Mais j'ai eu une drôle d'impression pendant que je parlais avec le dernier candidat.
- …
- Eh bien, les choses se sont mal enclenchées dès le départ. Je lui ai dit au téléphone que je le recevrais à quatre heures, et il a insisté pour passer en dernier, à huit heures, à la nuit tombée.
- …
- Oui, je sais bien que ça n'a rien de bizarre. Il a peut-être un autre travail et il ne voulait pas s'absenter en plein après-midi.
- …
- Mais voilà, après être entré dans mon bureau, il m'a demandé de fermer les persiennes, le peu de lumière qui entrait le gênait. Ce qui était sûrement vrai, car il était pâle comme un linceul ; si je puis me le permettre, comme nos clients.
- …
- Je sais bien que nous avons des clients de toutes sortes, don Pedro! Je me suis mal exprimé. Je veux parler des défunts, de ceux qui logent dans nos cercueils.
- …
- Oui, il est plutôt aimable. On remarque tout de suite qu'il est de bonne famille. Il m'a même dit qu'il y avait eu chez lui un comte, ou quelque chose comme ça.
- …
- Non, absolument pas! Il a dit que le salaire, c'était secondaire. Qu'il était prêt à toucher un peu moins si on le laissait dormir dans le magasin. C'est apparemment dans ce genre d'endroit qu'il a l'habitude de dormir.
- …
- Mais pourquoi me demandez-vous comment il est habillé, don Pedro? Eh bien, voyez-vous, il est tout en noir, sauf la doublure de sa cape, qui est rouge. Parce qu'il porte une cape, vous savez ! Une de ces capes si élégantes qu'on voit encore sur le dos de certains de ces personnages que montrent les magazines.
- …
- Très juste! Mais comment le savez-vous, don Pedro? C'est exactement comme vous dites ! Il a deux dents un peu plus longues que les autres, qu'on remarque bien dès qu'il sourit. Vous pouvez croire qu'elles ont vite retenu mon attention!
- …
- Un accent étranger? Ah, maintenant que vous le dites... Il parle bien notre langue, mais il est vrai avec une pointe... Il m'a dit qu'il avait vécu un certain temps en... je ne me souviens plus où. L'un de ces pays qui sont actuellement sens dessus dessous, avec cette histoire de perestroïka. Tchécoslovaquie ou Roumanie... Je ne m'en souviens plus très bien ; vous savez que pour retenir les noms, je suis un cas...
- …
- Oui, il est dans le magasin. Il m'a dit qu'il voulait voir les cercueils qu'on faisait. D'après moi, j'en suis déjà aux clauses du contrat.
- …
- Ne dites pas des choses pareilles, don Pedro! Je sais bien que je ne suis pas très malin, mais ce n'est pas une raison pour me traiter comme ça!
- …
- Un vampire ? ! Et vous dites qu'ils attaquent la nuit ? Qu'ils mordent les clients au cou, puis qu'ils leur sucent le sang? C'est pour ça qu'il regardait tant mon cou, il m'en a même dit le plus grand bien!
- …
- Don Pedro! La lumière s'est éteinte! Je n'y vois plus rien... Vous êtes toujours au bout du fil, don Pedro ?…. On ouvre la porte ! Il y a une ombre ! Je vois le rouge de la cape !…Don Pedr...!!
- …
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Vie et engloutissement d'un gâteau dominical
Zaoui

 

Un fond de génoise tiré d'une énorme pile de tôles huilées, quelques cuillerées de mousse à la framboise prélevées d'un grand saladier, un nappage de coulis grenat versé d'un broc, je suis né. Un samedi ensoleillé, 18 h 05, sur la paillasse d'une arrière-boutique de boulangerie-pâtisserie, on appelle ça laboratoire. Je suis un bavarois à la framboise, léger, pas trop sucré, on me préfère à mes ancêtres " tout au beurre " le goût des gens a changé. Je jette un coup d'œil autour de moi : tous mes frères commandés pour des baptêmes, communions ou " déjeuner dominical" sont fin prêts, enchantillés , ennougatinisés , enrubannés, vous l'avez compris : endimanchés. Ils trônent dans leur glacière d'apparat, toute vitrée. C'est l'été. Il fait chaud, très chaud. Mais je suis nu, et je n'ai pas le temps de crier que déjà on m'habille, et je me surprends a aimer ça : coquetteries jaillissant d'une poche à douille remplie de chantilly, un rang de framboises fraîches, un large ruban de satin rosé qui m'enserre, et, touche finale (j'exulte), une étiquette mordorée J'ai des vapeurs, je me sens un peu engoncé, dans mon corset rigide. Une main d'apprenti me pose délicatement sur un socle cartonné doré, et me délivre de cette fournaise pour m'engranger dans un réfrigérateur. Ebahi, j'y découvre une vingtaine de mes frères au frais, la mine reposée, parmi lesquels cinq jumeaux. Je suis vexé. Avant que la porte ne se referme, je regarde avec envie l'élégante glacière où minaudent les " commandés ".
Finalement, je passe une nuit agréable dans une ambiance conviviale, et à 6 h 30 mon cœur se met à battre fort, la main du Maître apparaît et nous dépose un à un sur une énorme palette. Je me sens secoué, mais en fin de course je suis récompensé. Je découvre un intérieur de boulangerie extrêmement coquet, ainsi qu'une ravissante personne derrière un comptoir. J'ai beaucoup de chance, elle me choisit pour figurer dans la vitrine, et m'enfonce une étiquette marquant un prix qui me paraît sous-estimer ma valeur. Ça me pique, mais, stoïque, j'arbore une mine réjouie, de circonstance, en rapport avec mon rôle de figuration. L'attente commence : 7 h, 8 h, 9 h, 10 h, seuls les vulgaires pains, baguettes, ficelles, et la dérisoire viennoise recueillent les suffrages. 10 h 30: le premier gâteau est acheté par une grosse dame gourmande. Je suis sur le qui-vive. 10 h 45: c'est mon tour. Sur les conseils d'une petite fille qui me regarde avec envie depuis la rue et appuie son doigt collant sur moi des qu'elle entre, un vieux monsieur un peu sec me désigne à la jolie personne qui, ravie, me dépose sur le comptoir, me délivre de mon étiquette, puis m'introduit délicatement dans un très bel emballage. J'entends une ficelle se serrer autour de moi, des pièces de monnaie tinter, drring, nous sortons tous les trois. Je suis ballotté quelque temps, j'attends dans une voiture, puis l'on m'enferme dans un réfrigérateur, tout petit celui-ci. Je trône tout en haut, et ce n'est que justice.
Mais très vite je déchante: d'abominables effluves montent jusqu'à moi. Je regarde à travers les grilles et découvre avec stupeur, dans l'ordre: une assiette de charcuterie persillée, un gigot truffé d'aïl et parsemé d'oignons émincés, et enfin un plateau de fromages généreusement odorant. J'espère à cet instant, pour mon honneur, que mon emballage saura me préserver de cette confusion d'odeurs, et conserver ma saveur intacte. 12 h: délivrance, le gigot nous tire sa révérence pour aller cuire. 13 h " A table ", le plateau de charcuterie nous quitte pour ouvrir le bal.14 h: c'est au tour du plateau de fromages. Je reste seul et savoure cet instant où je me prépare, intensément. 14 h 30 dans un brouhaha, j'entends " Et maintenant, le gâteau ". Je m'affole. La porte s'entrouvre et une vieille dame me prend avec déférence, me sort de ma boîte, me pose sur un magnifique plat (du dimanche), et me transporte vers la salle à manger (en semaine ils doivent manger dans la cuisine), d'une démarche cahotante. J'essaye de ne pas perdre l'équilibre. J'aperçois alors une tablée de onze personnes, déjà repues mais qui se redressent l'œil brillant dès mon arrivée. Je suis le point de mire sur cette nappe bleue amidonnée. La vieille dame armée d'un couteau et d'une pelle assortie me découpe religieusement. Toutes les assiettes se tendent en même temps. Démultiplié, je tente de ne pas me renverser. Moment de silence, on attend la première bouchée de l'hôtesse qui goulûment murmure " succulent ". Je me sens soudainement happé par onze bouches. Quelle paix ! Je suis fier, heureux, mon devoir est accompli ! " Hmm, c'est un délice, quelle finesse... " Les compliments fusent. Mais je ne suis plus. Je tente de perdurer au bord de ces papilles gustatives, mais en vain. Je sens alors monter en moi un désir extrêmement vif et précis: ce que je vise, au-delà de tout, c'est un avenir à la " madeleine de Proust " .

Michèle Zaoui. Revue Autrement.
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Le pont
F Kafka

J'étais raide et froid, j'étais un pont, je passais au-dessus d'un abîme. La pointe de mes pieds s'enfonçait d'un côté, de l'autre mes mains s'engageaient dans la terre ; je me suis accroché de toutes mes dents à l'argile qui s'effritait. Les pans de mon veston battaient à mes côtés. Au fond du gouffre on entendait mugir l'eau glacée du torrent que chérissent les truites. Nul touriste ne s'égarait à ces hauteurs impraticables, nulle carte encore ne mentionnait le pont.
J'étais donc là et j'attendais ; et j'étais obligé d'attendre. Sans s'effondrer, un pont, une fois lancé, ne saurait cesser d'être un pont.
Un jour, le soir tombait - était-ce le premier ou le millième, je ne sais -, la roue de mes pensées roulait dans un tumulte. Sur le soir, en été, à l'heure où le torrent mugit déjà plus sombrement, j'entendis venir le pas d'un homme. Il approchait, il était là. Etends-toi, pont, tiens-toi ; poutre sans garde-fou, ne laisse pas tomber celui qu'on te confie. Compense imperceptiblement l'incertitude de son pas, mais, s'il chancelle, fais-toi reconnaître et, comme un dieu des monts, lance-le sur le sol.
Il vint, il me tâta de sa canne ferrée, il releva les pans de ma veste avec la pointe et les replia sur mon dos. Il promena sa canne aiguë dans ma tignasse et l'y laissa longtemps tandis qu'il regardait, probablement, d'un air farouche autour de lui ; et mon rêve suivait le sien au-delà des monts et des plaines, quand il me sauta soudain à pieds joints sur les reins. Je frémis d'une douleur atroce ; je ne m'étais douté de rien. Qui était-ce ? un enfant ? un rêve ? un brigand ? un désespéré ? un tentateur ? un exterminateur ? Je me retournai pour le voir.
Un pont se retourner ! Je n'avais pas fini que je tombais déjà, je m'effondrais, j'étais fracassé et empalé par les cailloux aigus qui m'avaient toujours regardé jusque-là si paisiblement du fond des eaux déchaînées.

Kafka .Trad. Alexandre Vialatte
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Les papules
Y Rivais

- Allô! la Terre! Ici la navette! Il faut que je vous parle! Appelez le général Baxter!
- Je l'appelle. Il arrive.
- Ici le général Baxter. J'écoute.
- Ici la navette. Il faut que je vous parle, mon général.
- Que se passe-t-il, Krauser?
- Woodward parle sans arrêt. Son état mental me préoccupe. Il nous rebat les oreilles depuis des heures de son voyage de noces en Inde, il y a quatre ans, et surtout du Taj Mahal, un monument de là-bas.
- Je connais. Alors?
- On en a assez de son Taj Mahal, mon général. Je pourrais vous le décrire sans l'avoir jamais vu: son bulbe de marbre blanc, la plate-forme au bord de la rivière Yamuna, les quatre minarets, la chambre funéraire et les cénotaphes
incrustés de pierres précieuses. C'est sans doute très beau, mais ras le bol!
- Où en est Woodward?
- Il délire. Il ne sait plus où il est. Il confond la navette et son Taj Mahal. C'est vrai qu'il y a une ressemblance: le bulbe et le réservoir de carburant ont un air de parenté, de même que les kiosques latéraux et nos deux "boosters" auxiliaires.
- Mais Woodward?
- Il ne sait même plus que nous revenons d'un voyage de vingt mois autour de Mars. Il ne se rend pas compte que nous serons sur Terre dans trente heures. Il s'imagine avec sa femme au Taj Mahal, et il patauge dans le bonheur!
- Est-il dangereux ?
- Je l'ignore. Il est couché, sanglé dans son sac. Je lui ai administré un sédatif.
- Et Lynnson?
- Il la prend parfois pour sa femme. Elle est à bout de nerfs.
- Où est-elle?
- Ecoutez, mon général... Est-ce qu'on peut brouiller notre conversation?
- Non. Parlez. Que se passe-t-il?
- Woodward est malade, mon général. C'est son délire qui le pousse à parler du Taj Mahal parce que le monument lut rappelle un événement heureux de sa vie. Mais il y a autre chose...
- Parlez. Quoi donc?
- Des papules verdâtres sont apparues sur la peau de son visage et de ses mains. Je le soupçonne d'en avoir aussi sur le corps. Ces papules semblent indolores. Elles disparaissent lorsque la peau entre en contact avec un objet, comme une goutte d'eau fuit d'un support solide vers un buvard.
- Woodward s'en plaint-il?
- Non, mon général. Je crois qu'il est heureux dans son Taj Mahal fantastique.
- Nous vous placerons en quarantaine à l'atterrissage. D'ici là, que Woodward reste couché.
- A vos ordres, mon général... Excusez-moi, mon général, Lynnson m'appelle, je reviens !
- Que se passe-t-il? Krauser! Krauser! Bon sang, on ne l'entend plus, avons-nous perdu le contact? Krauser! M'entendez-vous! Krauser! Ici la Terre! Répondez!
- Allô! la Terre...
- Krauser! Où étiez-vous passé? -
- Mon général, la maladie de Woodward a évolué... Les papules...
- Quoi? Parlez!
- Lynnson vient d'observer qu'elles se transmettaient à n'importe quelle matière de l'appareil! Le sac de couchage de Woodward en est infesté! Cela grouille et roule comme des milliers de billes de mercure! La paroi de la navette auprès de la couchette de Woodward est également contaminée!
- Bon sang! Et Woodward?
- Il délire. Il dort...
- Passez-moi Lynnson.
- Bonjour, mon général. Ou bonsoir. Je ne sais plus l'heure d'en bas, chez l'Oncle Sam. Je ne sais plus bien où nous sommes...
- Calmez-vous, mon petit. Le voyage a été long et éprouvant, mais vous serez bientôt chez vous, et je sais que Russell vous attend pour vous passer la bague au doigt. Ne vous faites pas de souci...
- Non, mon général, mais l'état de Woodward. ..
- Tranquillisez-vous, nous vous ramènerons, saine et sauve. Repassez-moi Krauser.
- Au revoir, mon général.
- Krauser?
- Oui, mon général.
- Vous allez profiter du sommeil de Woodward pour l'arrimer à sa couchette. Nous nous passerons de copilote pour l'atterrissage. Vous avez des bracelets magnétiques?
- Oui, mon général. Lynnson, veux-tu me donner les bracelets de fixation? Merci.
- Passez-les à Woodward aux poignets et aux chevilles. Il ne doit plus quitter sa couchette, vous m'avez compris? Sous aucun prétexte !
- Oui, mon général. Mais il reste vingt-neuf heures de vol.
- On va essayer de vous ramener plus tôt. On devrait être en mesure de vous récupérer au prochain passage dans une dizaine d'heures. Je reste en contact. A bientôt. Coupez la communication, Bradley. Est-ce qu'ils peuvent nous entendre?
- Négatif, mon général. Communication interrompue entre la navette et la Terre. Qu'est-ce qui se passe là-haut, mon général?
- Il se passe qu 'ils ont chopé une saleté de maladie inconnue et qu'ils nous la rapportent!
- Mon général. Le voyant s'allume. Krauser vous rappelle.
- Branchez-le.
Allô! Krauser?
- Allô! la Terre! Ici la navette! Nous avons immobilisé Woodward, il ne s'est rendu compte de rien. Il parle de rétablir autour des tombeaux du Taj Mahal une barrière en argent massif qui s'y trouvait à l'origine. Il est complètement fou.
- Et Lynnson ?
- Elle a pris un somnifère et elle s'est couchée.
- Bien.
- Mon général, est-ce qu'on ne peut vraiment pas brouiller la conversation?
- Impossible, Krauser, nous avons des accords internationaux. Parlez.
- Eh bien, c'est Lynnson qui a passé les bracelets à Woodward pendant que je connectais les ordinateurs de stabilisation au contrôle automatique...
- Et alors ?
- Mon général, je suis allé vérifier qu'elle dormait et je... * Elle a des papules sur les mains!
- Bon Dieu!
- Je lui ai fait une piqûre parce qu'elle commence à délirer. Elle parle de Disney World, du château, de Peter Pan, de Donald. Vous comprenez, c'est à Disney World qu'elle a rencontré Russell. Elle fait comme Woodward. Elle ressasse l'événement le plus heureux de sa vie. Je lui ai passé des bracelets de fixation à elle aussi.
- Vous avez bien fait.
- Mais je m'attends au pire, parce que j'ai touché les papules.
- Krauser! Ne vous laissez pas aller! Tout le monde aura besoin de vous pour l'atterrissage!
- Je le sais. Mais les papules grouillent à présent sur la combinaison de Lynnson, et, du fait de l'apesanteur, elles flottent un peu partout autour d'elle. Elles se posent sur les appareils. J'ai essayé de nettoyer avec un chiffon, mais j'ai contaminé le chiffon. Cela ressemble à un liquide sans en être. On dirait une colonie d'animalcules qui tendent invariablement à se regrouper. J'ai fermé les portes de la cabine de sommeil pour éviter l'invasion de l'habitacle de pilotage.
- Bonne initiative.
- Mais les papules traversent la porte; je les vois suinter à travers la cloison de métal.
- Krauser! Avez-vous essayé de prendre un bain?
- Le sac à eau est contaminé, mon général. J'ai verrouillé le sas d'accès.
- Bien.
- Je reste seul dans l'habitacle. - Nous vous tirerons de ce mauvais pas.
- Je ne m'en fais pas, vous savez. Je suis heureux. Les parois de la navette se couvrent de papules et les dessins qu'elles forment en roulant me rappellent ceux que j'avais admirés autrefois à Teotihuacàn, au Mexique. C'était il y a une quinzaine d'années. J'avais treize ans. Mes parents étaient divorcés, je n'espérais plus revoir mon père et je détestais l'ami de ma mère. Mais un jour, pour mon anniversaire, papa m'attendait à la sortie du collège et il m'a emmené au Mexique. Nous avons vu la pyramide du Soleil à Teotihuacàn. Ce fut un voyage merveilleux, le plus beau de ma vie. Papa disait qu...
- Krauser! Vous déraisonnez! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de pyramide?
- Hein ?
- Vous divaguez! Comme Woodward et Lynnson! Ressaisissez-vous!
- Oui, mon général... Je... Quand atterrirons-nous ?
- Bientôt. Êtes-vous lucide?
- Oui, mon général.
- Vous devez résister au délire ! II y va de votre survie à tous les trois!
- Oui, mon général.
- Souffrez-vous de maux de tête? De vertiges ?
- Négatif. Je me sens bien. Je me rappelle, à Teotihuacàn, il y avait un... - Krauser!
- Allô ! Oui ?
- Krauser! Est-ce que vous avez des papules vous aussi ?
- Oui. Je n'avais pas remarqué. J'en ai sur les mains. Elles s'en vont quand je les essuie à ma combinaison. Elles restent sur la combinaison. Il y en a aussi sur le tableau de bord, et sur les parois de l'habitacle. Une couleur verte comme les mousses de la pyramide du Soleil. Etes-vous allé au Mexique, mon général? J'y suis allé avec papa pour mes treize ans, c'était en..
- Krauser!
- Le site est franchement impressionnant! La cité des Dieux s'étend sur vingt kilomètres carrés. Elle est dominée par la pyramide du Soleil et le temple de Quetzalcôatl, le serpent à plumes...
- Krauser! Bradley ! Envoyez-lui un violent signal sonore dans les écouteurs! Krauser! Ecoutez-moi! Krauser!
- Aïe! Les appareils se dégradent, mon général. Je reçois de sacrés effets Larsen.
- Krauser! Vous rapportez aux Terriens une maladie inconnue! En êtes-vous conscient?
- Je... Oui. Les papules grouillent dans l'habitacle. Elles traversent les cloisons. J'entends Woodward parler du Taj et Lynnson chanter des chansons de Walt Disney. Ils sont fous et moi, je... Mon général? Est-ce que j'ai commencé à délirer?
- Krauser! Avez-vous des bracelets magnétiques à portée de main?
- Affirmatif.
- Ligotez-vous les chevilles et les poignets. Arrimez-vous au poste de pilotage. Ne réfléchissez pas. Obéissez avant que ce maudit délire ne vous reprenne! Krauser!
- C'est fait, mon général. Je...
- Tranquillisez-vous. Nous nous occuperons de tout.
- Je... Des milliers de papules m'environnent comme une colonie écœurante. Elles traversent ma combinaison, j'en ai probablement sur le corps...
- Le matériel est-il endommagé?
- Non. Si. Une conduite d'eau chaude a crevé. L'eau se transforme en papules. Mon général! Il ne faut pas nous laisser revenir sur Terre! Ecoutez-moi pendant que je suis sain d'esprit! Ne nous ramenez pas! Ou alors, ramenez-nous sous un mauvais angle pour que la navette explose et que nous disparaissions!
- Calmez-vous, Krauser.
-Tout le monde croira à un accident!
- Calmez-vous !
- Papa aussi a eu un accident, après notre voyage. Nous avions été si heureux tous les deux, sans ma mère et son amant. Papa voulait me garder auprès de lui, mais il a eu un accident. Et moi, j'ai été...
- Bradley, coupez la communication.
- Communication coupée, mon général.
- Combien de temps encore avant le passage de la navette à la verticale de la base ?
- 4 minutes et 27 secondes.
-Apprêtez-vous à accélérer la vitesse de la navette.
- A accélérer? Mon général ! Non !
- C'est un ordre!
- Vous les renverriez dans l'espace!
- Combien de temps avant l'accélération ?
- Non ! Ils quitteraient l'orbite terrestre et ne pourraient jamais revenir, mon général!
- Combien de temps ! Répondez !
- 3 minutes et 32 secondes. 31-30-29... Mon général! Ne faites pas ça! Peut-être leur maladie est-
elle curable sur Terre !
- Nous ne ferons pas courir le risque à l'humanité! Combien de temps reste-t-il?
- 3 minutes et 8 secondes. 7-6... Mon général... Pardonnez-moi... Je ne serai pas capable d'appuyer sur la commande de mise à feu…
- Je le ferai. Achevez les préliminaires
- Ils ne reviendront jamais, mon général ! Jamais !
- Assez bavardé ! Vous avez entendu Krauser réclamer lui-même cette solution ! Vous ferez monter l'accélération de 8 kilomètres par seconde à 11. Dans combien de temps la mise à feu ?
-1 minute et 47 secondes. 46-45-44...
- Sitôt l'accélération produite, vous enverrez en salle de presse un communiqué suivant lequel la navette vient d'effectuer une mauvaise manœuvre. Combien de temps encore?
- 1 minute et 12 secondes. 11-10...
- Mettez-moi en communication avec la navette... Allô! Krauser? Ici la Terre. Krauser, m'entendez-vous?
- On avait couché près de la cathédrale de Mexico. Papa m'avait appris un poème d'Octavio Paz, tu te rappelles? "La nuit tombe sur Teotihuacàn. / Au sommet de la pyramide, les garçons fument de la marihuana, / Jouent de rauques guitares. / Quelle herbe, / Quelle eau-de-vie nous donnera la vie?"
-Il ne nous reçoit plus. Pauvre garçon. Coupez la communication, Bradley. Compte à rebours. Quel interrupteur dois-je presser?
- Le rouge, mon général, mais...
- Compte à rebours !
- 24-23-22-21... Mon Dieu! Cette navette sera leur tombeau !
- Et le plus coûteux qui puisse exister de nos Jours, Bradley! Plus coûteux que leur Taj Mahal ou la pyramide de Teotihuacàn en leur temps !
- 7-6-5-4-3-2-1...

- FEU !

Yack Rivais, Lumières Noires. L'école des Loisirs
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Les vies courtes et heureuses d'Eustache Weaver
F Brown

 

I
Quand Eustache Weaver eut inventé sa machine à Temps, il fut un homme heureux. Il sut qu'il tenait le monde à sa merci sans merci, à condition de maintenir secrète sa découverte. Il pourrait devenir l'homme le plus riche du monde, riche au-delà des rêves les plus cupides. Il lui suffirait de faire de rapides excursions dans l'avenir, afin de s'y documenter sur les hausses en Bourse et sur les chevaux gagnants dans divers hippodromes, puis de revenir dans le présent et d'acheter les actions à hausse certaine et de parier sur les chevaux victorieux.
II lui faudrait évidemment commencer par les courses de chevaux, car le jeu en Bourse exigeait des capitaux importants alors qu'avec deux dollars on peut rapidement en gagner des milliers, sur les hippodromes. Parce qu'il n'était pas question déjouer ailleurs que sur l'hippodrome même : aucun book n'avait les reins assez solides pour les gains qu'envisageait Eustache Weaver - qui de toutes façons ne connaissait pas de books. Malheureusement les seuls hippodromes ouverts à l'époque de l'invention se trouvaient en Californie du Sud et en Floride, c'est-à-dire à une distance correspondant à une centaine de dollars le billet d'avion. Et Weaver ne disposait même pas d'une partie de cette somme; économiser sur son salaire de manutentionnaire de supermarché exigerait des semaines... et attendre aussi longtemps eût été épouvantable.
C'est alors qu'il se souvint soudain du coffre-fort du supermarché qui l'employait, dans l'équipe d'après-midi : il prenait son service à 13 heures pour repartir à la fermeture du magasin, à 21 heures. Il y avait en permanence un bon millier de dollars dans ce coffre, _lequel était muni d'une serrure à horloge. Que pouvait-on imaginer de mieux qu'une machine à temps pour triompher d'une serrure à horloge ?
Ce jour-là, en allant prendre son service il emporta sa machine, qu'il avait réussi à construire très compacte au point qu'elle tenait dans un étui d'appareil de photo qu'il possédait déjà. Il n'y avait donc aucune difficulté. Quand il déposa son pardessus et son chapeau dans son placard, il y déposa aussi sa machine à temps.
Il effectua son travail comme à l'accoutumée, jusqu'à quelques minutes de la fermeture; à ce moment-là il alla se cacher derrière une pile de cartons dans l'entrepôt, persuadé que dans la ruée vers la sortie personne ne remarquerait son absence. Effectivement, personne ne la remarqua. Il préféra néanmoins attendre une pleine heure dans sa cachette, pour être bien sûr qu'il ne restait personne dans les lieux. L'heure passée, il sortit à découvert, alla prendre sa machine dans son placard et l'emmena auprès du coffre. La serrure à horloge du coffre était réglée pour s'ouvrir automatiquement onze heures plus tard; Weaver régla sa machine à temps pour la même durée.
Il s'accrocha ferme à la poignée du coffre, car deux petites expériences lui avaient appris que tout ce qu'il portait sur lui, ainsi que tout ce à quoi il s'accrochait, voyageait dans le temps avec lui. Puis il pressa le bouton.
Il ne sentit aucune transition et entendit soudain la serrure du coffre s'ouvrir avec un déclic... mais au même moment il entendit derrière lui des oh ! de stupéfaction et des commentaires émus. Il fit demi-tour, se rendant soudain compte de l'erreur qu'il venait de commettre : il était neuf heures du matin le lendemain et les employés du supermarché - ceux de l'équipe du matin - étaient déjà arrivés, venaient de constater l'absence du coffre-fort et étaient en train de commenter l'événement en faisant cercle autour de l'endroit où le coffre et Eustache Weaver étaient soudain apparus.
Fort heureusement, il avait encore la main sur sa machine à temps. Rapidement, il ramena l'aiguille du cadran sur le zéro, réglé sur le moment où il avait terminé la construction de sa machine, puis il appuya sur le bouton.
Et il se trouva évidemment ramené au point où il n'avait encore rien tenté et...

II

Quand Eustache Weaver eut inventé sa machine à temps, il sut qu'il tenait le monde à sa merci sans merci, à condition de maintenir secrète sa découverte. Pour devenir riche, il lui suffirait de faire de rapides excursions dans l'avenir pour savoir quels chevaux gagneraient et quelles actions monteraient en Bourse, puis de revenir parier sur les chevaux ou acheter les actions.
Les chevaux précédaient les actions en Bourse parce qu'ils exigeaient des mises moindres - mais il ne disposait même pas des deux dollars nécessaires pour le premier pari, pour ne rien dire du prix de la place d'avion vers le plus proche hippodrome.
Il songea au coffre-fort du supermarché où il était employé comme manutentionnaire. Il y avait au moins un millier de dollars dans le coffre, lequel était muni d'une serrure à horloge. Une serrure à horloge serait de la tarte pour une machine à temps.
En allant prendre son service, ce jour-là, il emporta sa machine à temps dans un étui d'appareil de photo et la laissa dans son placard. A 21 heures, à la fermeture du magasin, il se laissa enfermer dans l'entrepôt et attendit une heure pour être sûr qu'il ne restait personne dans les lieux. Il alla alors chercher sa machine à temps dans son placard et se posta auprès du coffre.
Il régla sa machine à onze heures de là, puis se ravisa. Ainsi réglée, sa machine l'emmènerait au lendemain matin neuf heures. Le coffre s'ouvrirait, mais ce serait l'heure d'ouverture du magasin et il y aurait des gens autour. Il modifia le réglage, mettant l'aiguille à vingt-quatre heures, s'accrocha à la poignée du coffre et pressa te bouton de sa machine à temps.
Il eut d'abord l'impression que rien ne s'était passé. Puis il constata que la poignée du coffre tournait sous sa main et il sut ainsi qu'il avait sauté dans la soirée du lendemain. Et bien entendu la serrure à horloge du coffre s'était débloquée en cours de route. Il ouvrit donc le coffre, prit tous les billets de banque qui s'y trouvaient et les fourra dans toutes ses poches.
Il alla alors vers la porte de service mais, au moment où il allait la déverrouiller de l'intérieur il eut une idée aussi éblouissante que fulgurante : si au lieu de sortir par la porte, il sortait en utilisant sa machine à temps, non seulement il épaissirait le mystère en laissant le magasin fermé comme si de rien n'était, mystérieusement, mais par surcroît il se ramènerait en arrière à la fois dans le temps et dans l'espace vers le moment où il avait terminé la construction de sa machine, un jour et demi avant le cambriolage.
Au jour où le cambriolage aurait lieu, il aurait le plus solide des alibis : il serait dans un hôtel en Floride ou en Californie du Sud, dans l'un ou l'autre cas à plus de mille milles du lieu du cambriolage. Il n'avait pas envisagé d'utiliser sa machine à temps pour fabriquer des alibis, mais il venait de comprendre qu'elle pouvait les fabriquer de façon parfaite. Il ramena l'aiguille du cadran sur le zéro et pressa le bouton.

III
Quand Eustache Weaver eut inventé sa machine à temps, il sut qu'il tenait le monde à sa merci sans merci, à condition de maintenir secrète son invention. Jouant aux courses et on Bourse, il pouvait devenir fabuleusement riche en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Le seul ennui était qu'il n'avait pas un sou vaillant.
Il se souvint soudain du magasin où il était employé et du coffre de ce magasin, muni d'une serrure à horloge. Une serrure à horloge ne devait poser aucun problème à un homme disposant d'une machine à temps.
Il s'assit au bord de son lit pour réfléchir. Il mit sa main dans sa poche pour prendre une cigarette, mais en même temps que son paquet de cigarettes il en tira une poignée de billets de banque de dix dollars. Il regarda dans ses autres poches, et trouva des billets de banque dans toutes. Il empila l'argent sur son lit et, ayant compté les gros billets et estimé à vue de nez les petites coupures, constata qu'il disposait d'environ quatorze cents dollars.
Il prit soudain conscience des choses et éclata de rire. Il avait déjà fait une incursion dans l'avenir et vidé le coffre du supermarché, en utilisant sa machine à temps pour revenir au moment où il en avait terminé la construction. Et, étant donné que le cambriolage n'avait pas encore eu lieu, dans le déroulement normal du temps. la seule chose à faire pour lui était de filer au plus vite à mille milles de l'endroit du cambriolage lorsque celui-ci aurait lieu.
Deux heures plus tard il était installé dans un avion à destination de Los Angeles - et de l'hippodrome de Santa Anita - et il réfléchissait intensément. Une chose qu'il n'avait pas prévue était que, lorsqu'il faisait une incursion dans l'avenir et revenait dans le présent, il ne gardait aucun souvenir de ce qui n'était pas encore arrivé. Mais l'argent était revenu avec lui. Reviendraient donc de même avec lui toutes les notes qu'il aurait prises, tous les résultats des courses et pages financières dos journaux ? Les choses se présentaient bien.
A Los Angeles il prit un taxi auquel il donna l'adresse d'un bon hôtel. C'était déjà la fin de l'après-midi et il songea un instant à sauter dans le lendemain pour ne pas perdre de temps; mais il se rendit compte qu'il était fatigué et avait besoin de sommeil. Il alla se coucher et dormit presque jusqu'à midi le lendemain.
Son taxi se trouva pris dans un encombrement sur l'autoroute, ce qui l'empêcha d'arriver à Santa Anita avant la fin de la première course; mais il eut le temps de lire le numéro du gagnant sur le tableau d'affichage et de le noter. Il assista aux cinq courses suivantes, sans parier mais en notant le gagnant de chacune. Il décida de négliger la dernière épreuve. Puis il quitta les tribunes, les contourna et se dirigea, sous les tribunes, en un endroit discret où personne ne pouvait le voir. Il mit l'aiguille du cadran de sa machine à temps sur deux heures auparavant et pressa le bouton.
Mais rien ne se produisit. Il essaya encore, sans davantage de résultats. C'est alors qu'une voix se fit entendre derrière lui :
- Ça ne marchera pas. Elle est dans un champ désactivant. Il se retourna d'un bond et vit, derrière lui, deux jeunes gens minces et élégants, l'un blond et l'autre brun. ayant tous les deux une main enfoncée dans une poche, comme s'ils y avaient tenu un pistolet.
- Nous sommes la Police du Temps, dit le blond, et nous venons du vingt-cinquième siècle. Nous sommes ici pour vous infliger le châtiment d'usage pour utilisation illégale d'une machine à temps.
- M-m-mais, bégaya Weaver, c-c-comment pouvais-je savoir que jouer aux courses était... De toutes façons (et sa voix s'affermissait) je n'ai pas encore parié.
- Cela est vrai. dit le jeune homme blond. Et quand nous tombons sur n'importe quel inventeur d'une machine à temps utilisant son invention pour faire des bénéfices en jouant sous une forme ou sous une autre, la première fois nous nous contentons de lui donner un avertissement. Mais nous avons fait notre enquête dans l'avenir-passé ! et nous avons ainsi découvert que le premier usage que vous avez fait de votre machine a été de voler de l'argent dans un magasin. ! Et cela, c'est un délit dans tous les siècles.
Ayant ainsi parlé, le jeune homme blond sortit de sa poche quelque chose qui ressemblait vaguement à un pistolet. Eustache Weaver se recula d'un pas :
- V-v-vous ne voulez pas dire que...
- Si, c'est ce que je veux dire, dit le jeune homme blond en pressant la gâchette.
Et là, sa machine désactivée, ce fut vraiment la fin pour Eustache Weaver.

Frédéric Brown,
Les Vies courtes et heureuses d'Eustache Weaver, nouvelle publiée en 1963 dans Fantômes et Farfafouilles, traduite de l'anglais par Jean Sendy. Editions Denoël.

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Lucien
C Bourceyx

Lucien était douillettement recroquevillé sur lui-même. C'était là un position qu'il lui plaisait de prendre. Il ne s'était jamais senti aussi heureux de vivre, aussi détendu. Tout son corps était au repos et lui semblait léger. Léger comme une plume, comme un soupir. Comme une inexistence. C'était comme s'il flottait dans l'air ou peut-être dans l'eau Il n'avait absorbé aucune drogue, usé d'aucun artifice pour accéder cette plénitude des sens. Lucien était bien dans sa peau. Il était heureux de vivre. Sans doute était-ce un bonheur un peu égoïste.
Une nuit, le malheureux fut réveillé par des douleurs épouvantables .
Il se sentit comme serré dans un étau, écrasé par le poids de quelque fatalité. Quel était donc ce mal qui lui fondait dessus! Et pourquoi sur lui plutôt que sur un autre ? Quelle punition lui était là infligée ? C'était comme si on l'écartelait, comme si on brisait ses muscles à coups de bâton. "Je vais mourir", se dit-il.
La douleur était telle qu'il ferma les yeux et s'y abandonna. Il était incapable de résister à ce flot qui le submergeait, à ce courant qui l'entraînait loin de ses rivages familiers. Il n'avait plus la force de bouger C'était comme si un carcan l'emprisonnait de la tête aux pieds. Il se sentait attiré vers un inconnu qui l'effrayait déjà. Il lui sembla entendre une musique abyssale. Sa résistance faiblissait.
Le néant l'attirait vers lui.
Un étrange sentiment de solitude l'envahit alors. Il était seul dans son épreuve, terriblement seul. Personne ne pouvait l'aider. C'était en solitaire qu'il lui fallait franchir le passage. Il ne pouvait en être autrement.
Ses tempes battaient, sa tête était traversée d'ondes douloureuses. Ses épaules s'enfonçaient dans son corps. " C'est la fin", se dit-il encore. Il lui était impossible de faire un geste.
Un moment, la douleur fut si forte qu'il crut perdre la raison et soudain ce fut comme un déchirement en lui. Un éclair l'aveugla. Non, pas un éclair, une intense et durable lumière plus exactement. Un feu embrasa ses poumons. Il poussa un cri strident. Tout en l'attrapant par les pieds, la sage-femme dit: " C'est un garçon."
Lucien était né.

Claude BOURCEYX, Les Petits Outrages, éd. Le Castor astral, I 984
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Mon fils
A Gavalda

- Attendez Françoise, c'est mon épouse qu'il fallait appeler...
- Je n'arrive pas à la joindre, monsieur. Chez vous, je tombe sur le répondeur et son portable est éteint.
- Vous avez essayé chez ma belle-mère ?
- Personne.
- Mais c'est insensé, cette histoire ! Vous savez bien que je déjeune avec Wildenstein et son associé. Je ne peux pas me libérer maintenant enfin je... Essayez de nouveau et rap...
- Dites, c'est encore le lycée sur l'autre ligne... Qu'est?ce que je fais ?
- Prenez?les et rappelez?moi.

*
- Alors ?
- Il faut y aller. Ils ont l'air très énervés, vous savez...
- Maintenant ?
- Tout de suite.
- Françoise ?
- Oui ?
- Il a quel âge le vôtre ?
- Quatre ans.
- Alors écoutez?moi bien : congelez?le pendant qu'il est encore temps.
*
Ma secrétaire riait. Je regardais ma montre : en jouant serré, j'avais le temps d'aller à Carnot, de me faire passer un savon et de rejoindre mes gus à la Madeleine. Bon sang, je n'avais pas besoin de ça... Surtout aujourd'hui... Depuis le temps que j'essayais de les coincer, ces deux?là...
*
J'ai retrouvé mon fils totalement avachi au bout d'un couloir. Pull informe, jean déchiré et baskets trouées. Resplendissant.
Martin ! Mais qu'est?ce que tu as fait, cette fois?
- Salut p'pa.
- Oh ! je t'en prie ! les civilités, plus tard, hein
*
Il s'est encore tassé de quelques centimètres et a remonté son pull sous ses yeux. Ses jambes immenses prenaient toute la place dans le passage.
*
- Qu'est?ce que tu as fait ?
Il ne répondait pas.
- C'est grave ?
Silence.
Du bout de son pied droit, il déchiquetait le caoutchouc de son pied gauche.

*

Je regardais ma montre : midi dix.
Je me frottais le nez.
-Discipline ?
-Non.
-Vol ?
-Non.
-Drogue ?
-Hon hon...
-Merde ! Mais ça veut dire quoi "hon hon " ? Ça veut dire quoi ? Tu peux articuler quand tu me parles, s'il te plaît

Une femme est apparue à ce moment?là pour nous demander de nous taire. Le directeur était en rendez?vous, il allait nous recevoir.
J'en profitais :
-Mais euh... Il se trouve que moi aussi j'ai...
Elle était repartie.
*
Midi vingt-cinq. Mais qu'est-ce qu'il foutait ? Mais qu'est-ce qu'ils foutent, tous ces fonctionnaires ? Allez les gars, debout, c'est l'heure des flageolets et de la portion de Babybel. On m'attend chez Senderens, moi...

Mon fils me regardait. Un coup d'œil pour ses chaussures pourries, un coup d'œil pour son vieux père.

*
J'essayais de me calmer.
Je l'observais.
*
Qu'était devenu notre petit garçon ? Où était-il ? Et comment avions-nous fait, ma petite Agnès et moi, pour fabriquer un géant pareil ? Tout était démesuré chez lui. Ses mains, ses doigts, son nez, ses orteils, ses oreilles...
Tout dépassait.
Et cette tignasse qu'il a.. Si seulement il pouvait m'en rendre un peu... La vie n'est pas juste.

*
J'ai enlevé mon manteau et l'ai posé sur la chaise d'à côté. J'avais décidé de ne plus regarder ma montre.

*
-Martin, écoute-moi. J'ai un rendez-vous extrêmement important dans un peu plus d'une demi?heure place de la Madeleine, est-ce que tu crois que j'y serai ?
Il a secoué la tête en plissant les yeux.
-Avec des gens... comment te dire... très furtifs, très habiles et très puissants. Très, très puissants...
Il a baissé son pull :
-Drogue ?
Il se marrait.
*
Midi quarante-deux. Je maugréais et m'agitais en soupirant pendant que mon fils triturait la feuille d'une plante grasse.

*
Tu ne veux pas me dire ce qui se passe ?
Il s'était un peu relevé
-J'ai fait mon kakou...
-Pardon ?
-J'ai sauté d'une fenêtre du premier étage pendant le cours de maths.
Ah ? ... Très intéressant... et pourquoi ?
- …
- Tu ne t'es pas fait mal ?
- Non, j'avais prévu mon coup. J'avais demandé à un des mecs de la cantine de rouler deux grosses poubelles sous la fenêtre.
-Tu aurais pu les louper...
-Ouais, j'aurais pu.
-Et... hum... pourquoi avoir agi de la sorte, mon enfant ?
-....
- Pour embêter ton professeur ?
Il secouait la tête.
-Pour te rendre intéressant ?
Pas de réponse.

Je m'énervais
-Tu sautes d'une fenêtre comme ça, toi ? ! Tu te dis "tiens, j'ai envie de prendre l'air", et tu sautes ?
-Non, c'est pas ça
-C'est quoi, alors ?
-C'est à cause d'une fille... J'avais envie de la faire rire. J'ai pas grand-chose d'autre, figure-toi...
J'ai dû lui dire un truc du genre : " Regarde, mon amour pour toi me donne des ailes. " J'ai ouvert la fenêtre, j'ai sauté et je suis remonté m'asseoir à ses côtés en boitillant.
-Pourquoi tu as fait ça ?
-Ben... pour la faire rire, je te dis
-Et... euh... elle a ri ?
*

Il avait sorti son visage de sous son pull.
-Elle a ricané.
-Elle a ricané comment ?
Il me souriait :
-Ben, tu sais, comme les filles ricanent, comme ça : "hihihihihi ! "
-Comme ça, fis?je en l'imitant et en mettant ma
main devant ma bouche, "hihihihihi"

*
Même son sourire dépassait.

*
-Ouais, à peu près comme ça...
-Note bien, c'est pas mal pour un début...
-Ouais, ça peut aller...
Il allait ajouter quelque chose quand une porte s'est ouverte :
-Monsieur Delval, je vous prie.

*

J'ai pris mon manteau et nous nous sommes levés.

Anne Gavalda

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