O voleur, voleur , quelle vie est la tienne?
JMG Le Clézio.

Dis-moi, comment tout a commencé ?

Je ne sais pas, je ne sais plus, il y a si longtemps, je n'ai plus souvenir du temps maintenant, c'est la vie que je mène. Je suis né au Portugal, à Ericeira, c'était en ce temps-là un petit village de pêcheurs pas loin de Lisbonne, tout blanc au-dessus de la mer. Ensuite mon père a dû partir pour des raisons politiques, et avec ma mère et ma tante on s'est installés en France, et je n'ai jamais revu mon grand-père. C'était juste après la guerre, je crois qu'il est mort à cette époque-là. Mais je me souviens bien de lui, c'était un pêcheur, il me racontait des histoires, mais maintenant je ne parle presque plus le portugais. Après cela, j'ai travaillé comme apprenti maçon avec mon père, et puis il est mort, et ma mère a dû travailler aussi, et moi je suis entré dans une entreprise, une affaire de rénovation de vieilles maisons, ça marchait bien. En ce temps-là, j'étais comme tout le monde, j'avais un travail, j'étais marié, j'avais des amis, je ne pensais pas au lendemain, je ne pensais pas à la maladie, ni aux accidents, je travaillais beaucoup et l'argent était rare, mais je ne savais pas que j'avais de la chance.                  Après ça je me suis spécialisé dans l'électricité, c'est moi qui refaisais les circuits électriques, j'installais les appareils ménagers, l'éclairage, je faisais les branchements. Ça me plaisait bien, c'était un bon travail.
C'est si loin que je me demande parfois si c'est vrai, si c'était vraiment comme ça, si ce n'est pas plutôt un rêve que je faisais à ce moment-là, quand tout était si paisible et normal, quand je rentrais chez moi le soir à sept heures et quand j'ouvrais la porte je sentais l'air chaud de la maison, j'entendais les cris des gosses, la voix de ma femme, et elle venait vers moi, elle m'embrassait, et je m'allongeais sur le lit avant de manger, parce que j'étais fourbu, et je regardais sur le plafond les taches d'ombre que faisait l'abat-jour. Je ne pensais à rien, l'avenir ça n'existait pas en ce temps-là, ni le passé. Je ne savais pas que j'avais de la chance.

Et maintenant?

Ah, maintenant, tout a changé. Ce qui est terrible, c'est que ça s'est passé d'un seul coup, quand j'ai perdu mon travail parce que l'entreprise avait fait faillite. On a dit que c'est le patron, il était endetté jusqu'au cou, tout était hypothéqué. Alors il a filé un jour, sans prévenir, il nous devait trois mois de salaire et il venait juste d'encaisser un acompte sur un travail. Les journaux ont parlé de ça, mais on ne l'a jamais revu, ni lui ni l'argent. Alors tout le monde s'est retrouvé sans rien, ça a fait comme un grand trou dans lequel on est tous tombés. Les autres, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus, je crois qu'ils sont partis ailleurs, ils connaissaient des gens qui pouvaient les aider. Au début j'ai cru que tout allait s'arranger, j'ai cru que j'allais retrouver du travail facilement, mais il n'y avait rien, parce que les entrepreneurs engagent des gens qui n'ont pas de famille, des étrangers, c'est plus facile quand ils veulent s'en débarrasser. Et pour l'électricité, je n'avais pas de C.A.P., personne ne m'aurait confié un travail comme ça. Alors les mois sont passés et je n'avais toujours rien, et c'était difficile de manger, de payer l'éducation de mes fils, ma femme ne pouvait pas travailler, elle avait des ennuis de santé, on n'avait même pas d'argent pour acheter les médicaments. Et puis un de mes amis qui venait de se marier m'a prêté son travail, et je suis allé travailler trois moisen Belgique, dans les hauts fourneaux. C'était dur, surtout que je devais vivre tout seul à l'hôtel, mais j'ai gagné pas mal d'argent, et avec ça j'ai pu acheter une auto, une Peugeot fourgonnette, celle que j'ai encore. En ce temps-là je m'étais mis dans la tête qu'avec une fourgonnette, je pourrais peut-être faire du transport pour les chantiers, ou bien chercher des légumes au marché. Mais après, c'a été encore plus dur, parce que je n'avais plus rien du tout, j'avais même perdu les allocations. On allait mourir de faim, ma femme, mes enfants. C'est comme ça que Je me suis décidé. Au début, je me suis dit que c'était provisoire le temps de trouver un peu d'argent, le temps d'attendre. Maintenant ça fait trois ans que ça dure, je sais que ça ne changera plus. S'il n'y avait pas ma femme, les enfants, je pourrais peut-être m'en aller, je ne sais pas, au Canada, en Australie, n'importe où, changer d'endroit, changer de vie...

Est-ce qu'ils savent?

Mes enfants? Non, non, eux ne savent rien, on ne peut pas leur dire, ils sont trop jeunes, i1s ne comprendraient pas que leur père est devenu un voleur. Au début, je ne voulais pas le dire à ma femme, je lui disais que j'avais fini par trouver du travail, que j'étais gardien de nuit sur les chantiers, mais elle voyait bien tout ce que je ramenais, les postes de télévision, les chaînes hi-fî, les appareils ménagers, ou bien les bibelots, l'argenterie, parce que j'entreposais tout ça dans le garage, et elle a bien fini par se douter de quelque chose. Elle n'a rien dit, mais je voyais bien qu'elle se doutait de quelque chose. Qu'est-ce qu'elle pouvait dire ? Au point où nous en étions arrivés, nous n'avions plus rien à perdre.
C'était ça, ou mendier dans la rue...                                    Elle n'a rien dit, non, mais un jour elle est entrée dans le garage pendant que je déchargeais la voiture, en attendant l'acheteur. J'avais tout de suite trouvé un bon acheteur, tu comprends, lui il gagnait gros sans courir de risques. Il avait un magasin d'électroménager en ville, et un autre magasin d'antiquités ailleurs, dans les environs de Paris je crois. Il achetait tout ça au dixième de la valeur. Les antiquités, il les payait mieux, mais il ne prenait pas n'importe quoi, il disait qu'il fallait que ça vaille la peine, parce que c'était risqué.Un jour il m'a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu'il m'a dit qu'il n'y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer. Alors j'ai donné la pendule à ma femme, mais ça ne lui a pas plu, je crois bien qu'elle la jetée à la poubelle quelques jours plus tard. Peut-être que ça lui faisait peur. Oui, alors, ce jour-là, pendant que je déchargeais la fourgonnette, elle est arrivée, elle m'a regardé, elle a un peu souri, mais je sentais bien qu'elle était triste dans le fond, et elle m'a dit seulement, je m'en souviens bien : il n'y a pas de danger ? J'ai eu honte, je lui ai dit non, et de partir, parce que l'acheteur allait arriver, et je ne voulais pas qu'il l'a voie.                                    Non, je ne voudrais pas que mes enfants apprennent cela, ils sont trop jeunes. Ils croient que je travaille comme avant. Maintenant je leur dis que je travaille la nuit, et que c'est pour ça que je dois partir la nuit, et que je dors une partie de la journée.

Tu aimes cette vie?

Non, au début Je n'aimais pas ça du tout, mais maintenant, qu'est-ce que je peux faire?

Tu sors toutes les nuits?

Ça dépend. Ça dépend des endroits. Il y a des quartiers où il n'y a personne pendant l'été, d'autres où c'est pendant l'hiver. Quelquefois je reste longtemps sans, enfin, sans sortir, il faut que j'attende, parce que je sais que je risque de me faire prendre. Mais quelquefois on a besoin d'argent à la maison, pour les vêtements, pour les médicaments. Ou bien il faut payer le loyer, l'électricité. Il faut que je me débrouille.                                    Je cherche les morts.

Les morts ?

Oui, tu comprends, tu lis le journal, et quand tu vois quelqu'un qui est mort, un riche, tu sais que le jour de l'enterrement tu vas pouvoir visiter sa maison.

C'est comme ça que tu fais, en général ?

Ça dépend, il n'y a pas de règles. Il y a des coups que je ne fais que la nuit, quand c'est dans les quartiers éloignés, parce que je sais que je serai tranquille. Quelquefois je peux faire ça le jour, vers une heure de l'après-midi. En général, je ne veux pas faire ça le jour, j'attends la nuit, même le petit matin, tu sais, vers trois-quatre heures, c'est le meilleur moment, parce qu'il n'y a plus personne dans les rues, même les flics dorment à cette heure-là. Mais je n'entre jamais dans une maison quand il y a quelqu'un.

Comment sais-tu qu'il n'y a personne ?

Ça se voit tout de suite, c'est vrai, quand tu as l'habitude. La poussière devant la porte, ou les feuilles mortes, ou bien les journaux empilés sur les boîtes aux lettres.

Tu entres par la porte ?

Quand c'est facile, oui, je force la serrure, ou bien je me sers d'une fausse clé. Si ça résiste, j'essaie de passer par une fenêtre. Je casse un carreau, avec une ventouse, et je passe par la fenêtre. Je mets toujours des gants pour ne pas laisser de traces, et puis pour ne pas me blesser.

Et les alarmes?

Si c'est compliqué, je laisse tomber. Mais en général, c'est des trucs simples, tu les vois du premier coup d'œil, tu n'as qu'à couper les fils.

Qu'est-ce que tu emportes, de préférence?

Tu sais, quand tu entres, comme ça, dans une maison que tu ne connais pas, tu ne sais pas ce que tu vas trouver. Tu dois faire vite, c'est tout, pour le cas où quelqu'un t'aurait repéré. Alors tu prends ce qui se vend bien et sans problèmes, les télévisions, les chaînes stéréo, les appareils ménagers, ou alors l'argenterie, les bibelots, à condition qu'ils ne soient pas trop encombrants, les tableaux, les vases, les statues.

Les bijoux?

Non, pas souvent. D'ailleurs quand les gens s'en vont, ils ne laissent pas leurs bijoux derrière eux. Les bouteilles de vin, aussi, c'est intéressant, ça se vend bien. Et puis les gens ne font pas très attention à leurs caves, ils ne mettent pas de serrures de sûreté, ils ne surveillent pas tellement ce qui se passe. Ensuite, il faut tout charger, très vite, et puis partir. Heureusement que j'ai une voiture, sans quoi je ne pourrais pas faire ça. Ou alors il faudrait que Je fasse partie d'une bande, que je devienne un vrai gangster, quoi. Mais ça ne me plairait pas, parce qu'eux je crois qu'ils font ça par plaisir plus que par besoin, ils veulent s'enrichir, ils cherchent le maximum, faire le gros coup, tandis que moi je fais ça pour vivre, pour que ma femme et mes gosses aient de quoi manger, des vêtements, pour que mes gosses aient une éducation, un vrai métier.
Si je retrouvais demain du travail, je m'arrêterais tout de suite de voler. Je pourrais de nouveau rentrer chez moi tranquillement, le soir, je m'allongerais sur le lit avant de dîner, je regarderais les taches d'ombre sur le plafond, sans penser à rien, sans penser à l'avenir, sans avoir peur de rien...
Maintenant, j'ai l'impression que ma vie est vide, qu'il n'y a rien derrière tout ça, comme un décor. Les maisons, les gens, les voitures, j'ai l'impression que tout est faux et truqué, qu'un jour on va me dire, tout ça est de la comédie, ça n'appartient à personne.                                    Alors, pour ne pas penser à cela, l'après-midi, je sors dans la rue, et je commence à marcher au hasard, marcher, marcher, au soleil ou sous la pluie, et je me sens un étranger, comme si j'arrivais juste par le train et que je ne connaissais personne dans la ville, personne.

Et tes amis?

Oh, tu sais, les amis, quand tu as des problèmes, quand ils savent que tu as perdu ton travail et que tu n'as plus d'argent, au début ils sont bien gentils, mais après ils ont peur que tu ne viennes leur demander de l'argent, alors...                  Tu ne fais pas très attention, et un jour tu t'aperçois que tu ne vois plus personne, que tu ne connais plus personne... Vraiment comme si tu étais un étranger, et que tu venais de débarquer du train.

Tu crois que ça redeviendra comme avant?

Je ne sais pas... Quelquefois je pense que c'est un mauvais moment, que ça va passer, que je vais recommencer mon travail, dans la maçonnerie, ou bien dans l'électricité, tout ce que je faisais, autrefois... Mais aussi, quelquefois, je me dis que ça ne finira jamais, jamais, parce que les gens riches n'ont pas de considération pour ceux qui sont dans la misère, ils s'en moquent, ils gardent leurs richesses pour eux, enfermées dans leurs maisons vides, dans leurs coffres-forts. Et pour avoir quelque chose, pour avoir une miette, il faut que tu entres chez eux et que tu le prennes toi-même.

Qu'est-ce que ça te fait, quand tu penses que tu est devenu un voleur?

Si, ça me fait quelque chose, ça me serre la gorge et ça m'accable, tu sais, quelquefois, le soir, je rentre à la maison à l'heure du dîner, et ce n'est plus du tout comme autrefois, il y a juste des sandwiches froids, et je mange en regardant la télévision, avec les gosses qui ne disent rien. Alors Je vois que ma femme me regarde, elle ne dit rien elle non plus, mais elle a l'air si fatigué, elle a les yeux gris et tristes, et je me souviens de ce qu'elle m'a dit, la première fois, quand elle m'a demandé s'il n'y avait pas de danger. Moi, je lui ai dit non, mais ça n'était pas vrai, parce que je sais bien qu'un jour, c'est fatal, il y aura un problème. Déjà, trois ou quatre fois, ça a failli tourner mal, il y a des gens qui m'ont tiré dessus à coups de fusil. Je suis habillé tout en noir, en survêtement, j'ai des gants noirs et une cagoule, et heureusement à cause de ça ils m'ont raté, parce qu'ils ne me voyaient pas dans la nuit. Mais une fois, c'est fatal, il le faut bien, ça arrivera, peut-être cette nuit, peut-être demain, qui peut le dire? Peut-être que les flics m'attraperont, et je ferai des années en prison, ou bien peut-être que je ne pourrai pas courir assez vite quand on me tirera dessus, et je serai mort. Mort.                                    C'est à elle que je pense, à ma femme, pas à moi, moi je ne vaux rien, je n'ai pas d'importance. C'est à elle que je pense, et à mes enfants aussi, que deviendront-ils, qui pensera à eux, sur cette terre ?                                    Quand je vivais encore à Ericeira, mon grand-père s'occupait bien de moi, je me souviens d'une poésie qu'il me chantonnait souvent, et je me demande pourquoi je me suis souvenu de celle-là plutôt que d'une autre, peut-être que c'est ça la destinée ? Est-ce que tu comprends un peu le portugais ? Ça se chantait comme ça, écoute :

O Ladrao ! Ladrao !
Que vida e tua?
Comer e beber
Passear pela rua.
Era meia noite
Quando o ladrao veio
Bateu tres pancadas
Apporta do meio.

La Ronde et autres faits divers, Gallimard 1982.
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Auto-escamotage
Richard Matheson


(Pages reproduites d'après un cahier manuscrit trouvé, voici deux semaines, dans un drugstore de Brooklyn, Sur la même table, était posée une tasse de café à demi vide. D'après les dires du propriétaire, cette table était inoccupée depuis plus de trois heures au moment où il remarqua le cahier pour la première fois.)

Samedi, début de la matinée.

Je ne devrais pas parler de ces choses par écrit. Si Mary mettait la main dessus? Et puis? Ce serait le point final, voilà tout. Cinq ans semés au vent.
Mais j'en ai besoin. J'ai trop l'habitude d'écrire. Impossible de connaître la paix sans ça. Poser mes pensées noir sur blanc, les sortir de moi, me simplifier l'esprit. Mais il est si difficile de simplifier les choses et si facile de les compliquer. Songer aux mois passés.
Quel a été le début? Une dispute bien sûr. Tant et tant de disputes depuis notre mariage. Et toujours là même, voilà l'horrible. L'argent. Elle dit : "II n'est pas question de confiance en ton talent. Il est question de factures et de savoir si oui ou non nous avons de quoi les payer."
" Et des factures pour quoi? Pour le nécessaire? Non. Rien que pour le superflu. "
" Le superflu!" Et nous voilà repartis. Dieu, à quel point la vie sans assez d'argent peut être atroce: Un manque que rien ne peut combler. Comment écrire en paix avec la chaîne des soucis d'argent - d'argent - d'argent? Télévision, réfrigérateur, machine à laver - rien encore de payé. Et le lit dont elle a envie... Et moi, stupide, faisant empirer la situation. Pourquoi avoir fui l'appartement ce soir-là? La dispute, oui, mais il y avait eu toutes les autres. L'orgueil, c'est tout. Sept ans - sept! - consacrés à écrire pour en retirer en tout 316 dollars! Et mes soirées passées à ce sinistre travail de dactylographie à mi-temps, Mary obligée d'y travailler aussi. Dieu sait qu'elle a parfaitement le droit de douter de moi, parfaitement le droit de vouloir que je prenne cette place offerte par Jim.
Tout est ma faute. Admettre mon échec, faire le geste qu'il fallait - tout était résolu. Plus de travail le soir. Et Mary à la maison comme elle le désire, comme elle le doit. Le geste qu'il fallait, rien d'autre.
Et j'ai fait celui qu'il ne fallait pas. De quoi être malade.
Mike et moi en virée, comme deux idiots. La rencontre de Jane et Sally. Et des mois ensuite à écarter l'idée que nous nous conduisions comme des idiots. A nous perdre dans ce que nous appelions une " expérience ". A faire les jolis cœurs en oubliant que nous étions mariés.
Et puis la nuit dernière, tous les deux, avec elles, dans leur studio... Peur de dire le mot? Imbécile! Adultère.
Pourquoi tout est-il si embrouillé? J'aime Mary. Je l'aime. Et tout en l'aimant j'ai fait cette chose. Et ce qui est pire, j'ai aimé la faire. Jane est tendre, compréhensive, passionnée. Elle est le symbole des bonheurs perdus. C'était merveilleux. Inutile de mentir. Comment le mal peut-il être merveilleux? La cruauté source de Joie? Tout est perversité, confusion, désordre et colère.

Samedi après-midi.

Dieu merci, elle m'a pardonné. Jamais je ne reverrai Jane. Tout sera dans l'ordre.
Je suis allé m'asseoir sur le lit ce matin, elle donnait encore. Elle s'est éveillée et m'a considéré avec de grands yeux, puis elle a regardé l'heure. Elle avait pleuré.
" Où étais-tu? " a-t-elle demandé de cette voix fragile de petite fille qu'elle prend quand elle a peur.
J'ai dit : " Avec Mike. Nous avons bu et parlé toute la nuit."
Elle m'a regardé pendant une seconde encore. Puis lentement elle a pris ma main et l'a posée contre sa joue.
"Pardonne-moi ", a-t-elle dit, et les larmes lui sont montées aux yeux.
J'ai enfoui ma tête près de la sienne pour qu'elle ne voie pas mon visage. " Oh! Mary, toi aussi, pardonne-moi. "
" Je ne lui dirai jamais la vérité. Elle compte trop pour moi. Je ne peux pas la perdre.

Samedi soir

Nous avons été commander un nouveau lit cet après-midi.
" Mon chéri, nous ne pouvons pas nous l'offrir ", a-t-elle dit.
" Ne t'inquiète pas. On était si mal dans le vieux. Je veux que ma petite fille fasse de beaux rêves."
Elle m'a embrassé la joue, heureuse. Elle s'est laissée rebondir sur le lit, comme une enfant ravie. " Regarde!" criait-elle. " Comme il est doux! "
Tout va bien. Tout sauf la prochaine fournée de factures au courrier. Tout sauf ma dernière histoire qui ne veut pas démarrer. Tout sauf mon roman qui a été refusé cinq fois. Il faut que Bumey House l'accepte. Ils l'ont gardé longtemps. J'y compte. J'ai atteint le point critique en ce qui concerne ma carrière. En ce qui concerne n'importe quoi. De plus en plus, j'ai l'impression d'être un ressort débandé. Enfin... tout va bien avec Mary.

Dimanche soir.

Retour des ennuis. Encore une dispute. Je ne sais même plus à propos de quoi. Elle boude. J'écume. Je suis incapable d'écrire quand je suis bouleversé. Elle le sait.
Envie de téléphoner à Jane. Elle au moins s'intéresse à ce que je fais. Envie de tout laisser tomber, de me saouler, de me jeter à l'eau, n'importe quoi. Pas étonnant que les bébés soient heureux. Ils ont la vie simple. Un peu faim, un peu froid, un peu peur dans le noir. Rien de plus. A quoi bon devenir un homme? La vie est trop difficile.
Mary m'appelle pour dîner. Pas envie de manger. Pas même envie de rester à la maison. Peut-être téléphonerai-je à Jane un peu plus tard. Juste pour lui dire bonjour.

Lundi matin.

Nom de Dieu, nom de Dieu!
Garder le manuscrit plus de deux mois, ça ne leur suffisait pas, oh, non! Il fallait encore qu'ils l'inondent de café et qu'ils me le renvoient au nez, en me le refusant avec une circulaire! Pouvoir les tuer! Est-ce qu'ils croient savoir ce qu'ils font?
Mary a vu la circulaire. " Alors, et maintenant? " a-t-elle dit.
Le mépris dans sa voix. " Maintenant? " J'essayais de ne pas exploser.
" Tu te crois toujours capable d'être écrivain? " J'ai explosé. "Bien sûr, ils ont raison, ils sont le jury suprême, hein? Je ne vaux rien, puisqu'ils l'ont décrété?"
" Voilà sept ans que ça dure. Sans résultat. "
" Et ça continuera encore autant. Cent ans, s'il le faut."
" Tu refuses de prendre le travail que te propose Jim? "
" Exactement."
"Tu devais le faire en cas d'échec du livre."
" J'ai un travail. Et toi aussi! Et c'est comme ça et ça le restera."
" Possible, mais moi je ne resterai pas. " Me quitter. Et après? Lassitude de tout. Factures… écritures... Echecs, échecs! Et la petite vie ancienne qui s'écoule goutte à goutte, édifiant la muraille de ses complications comme un fou maniant un jeu de cubes.
Toi! Maître du monde, régulateur de l'univers. S'il y a quelqu'un pour m'entendre... supprime les choses! Simplifie le monde! Je ne crois en rien mais j'abandonnerais... n'importe quoi sur terre, si seulement… Quelle importance? Tout m'est égal. Je téléphonerai à Jane aujourd'hui.

Lundi après-midi,

Je suis sorti pour appeler Jane. Mary va chez sa sœur ce soir. Pas été question que j'y aille. Pas moi qui mettrai la chose sur-le tapis.
J'ai déjà appelé Jane hier soir, chez elle au Stanley Club, et la standardiste m'a répondu qu'elle était sortie. Je pensais la joindre aujourd'hui à son bureau.
Je suis allé téléphoner au drugstore. Se fier à sa mémoire pour retenir les numéros, c'est le meilleur moyen de les oublier. J'ai pourtant appelé celui-ci assez souvent. Impossible de me le rappeler.
Elle travaille aux bureau d'un magazine - Design Handbook ou Désigner Handbook ou quelque chose comme ça. Curieux, oublié ça aussi. J'aurais dû y faire très attention.
Mais je me souviens de l'endroit. Je suis passé l'y prendre un jour. On était allés déjeuner ensemble, Mary me croyait à la bibliothèque municipale.
J'ai pris l'annuaire. Je me rappelais que le numéro du magazine de Jane était en haut de la colonne de droite, sur une page à droite. J'y avais regardé une douzaine de fois. Aujourd'hui, il n'y était pas.
J'ai trouvé le mot Design avec diverses raisons sociales. Mais c'était à gauche, en bas de la colonne de gauche, juste l'opposé. Et je ne retrouvais pas le nom. D'habitude, dès que je tombais dessus, je savais que c'était celui-ci et aussitôt je reconnaissais le numéro. Aujourd'hui, non.
J'ai parcouru la liste dans tous les sens. Rien qui ressemble à un Design Handbook. Finalement j'ai noté le numéro de Design Magazine, mais j'ai le sentiment que ce n'était pas celui que je cherchais.
Il était trop tard pour appeler et je suis rentré déjeuner. Je vais y retourner tout à l'heure.

Plus tard.

Le repas m'avait un peu apaisé. J'en avais besoin. La perspective de ce coup de téléphone me rendait nerveux.
J'ai fait le numéro. Une femme a répondu. " Design Magazine", a-t-elle dit. J'ai demandé à parler à miss Lane. "Pardon? "
"Miss Lane."
Elle m'a dit : " Un moment." Et j'ai su que ce n'était pas le bon numéro. Toutes les autres fois la standardiste me branchait immédiatement sur la ligne de Jane.
"Voulez-vous me rappeler le nom?" a-t-elle demandé encore.
"Miss Lane. J'ai dû me tromper de numéro... "
" Vous voulez peut-être dire Mr. Payne. "
" Non, non. Excusez-moi, c'est une erreur. " J'ai raccroché de mauvaise humeur. Ce numéro fantôme que j'avais regardé je ne sais combien de fois... la plaisanterie manquait de sel.
J'ai pensé que j'avais eu entre les mains un vieil annuaire et je suis allé en consulter un autre. C'était le même.
Je lui téléphonerai chez elle ce soir, impossible de faire autrement. Je veux la joindre aujourd'hui, pour être sûr qu'elle me réserve sa soirée de samedi.
Je pense à quelque chose. Cette standardiste. Sa voix. Je jurerais que c'était celle que j'entendais les autres fois quand j'appelais Jane. Drôle d'idée.

Lundi soir.

J'ai appelé le Stanley Club pendant que Mary était
descendue chercher deux gobelets de café. J'ai dit à la standardiste comme toutes les fois :
" Je voudrais parler à miss Lane, s'il vous plaît. "
" Ne quittez pas." Silence. Le temps de m'impatienter, puis un déclic.
" Quel nom? "
"Miss Lane. Je l'ai appelée je ne sais combien de fois."
"Je vais revoir la liste." Nouveau silence. Et : " II n'y a personne de ce nom ici, monsieur."
" Mais Je vous dis que je l'ai appelée... "
" Etes-vous sûr d'avoir le bon numéro? "
" Oui! C'est bien le Stanley Club?"
"En effet."
" Eh bien, c'est là que je téléphone."
"Je ne sais pas quoi vous dire. En tout cas, aucune miss Lane n'habite ici."
"Mais j'ai téléphoné hier soir! Vous m'avez répondu qu'elle était sortie."
" Je suis désolée. Je ne me rappelle pas."
" Enfin, c'est impossible! "
"Je veux bien regarder encore une fois, mais ce sera pour rien."
" Et personne de ce nom n'a déménagé ces jours derniers?"
"Pas une chambre vacante depuis un an. Vous savez, à New York, avec la crise du logement..."
" Je sais." J'ai raccroché. Je suis allé m'asseoir à mon bureau. Mary était rentrée du drugstore. Elle m'a dit que mon café refroidissait. J'ai prétendu que j'avais appelé Jim à cause de cette place qu'il me propose. Mensonge peu indiqué.
Maintenant elle aura une occasion de remettre ça. J'ai bu mon café, j'ai essayé de travailler. Mais j'avis l'esprit ailleurs.
Il fallait bien qu'elle soit quelque part. Je ne l'avais pas rêvée. Pas plus que Mike n'avait rêvé Sally... Sally! Elle aussi habitait là!
J'ai prétexté une migraine : des cachets à aller acheter. Il y en avait à la maison. J'ai dit que je ne supportais pas cette marque. Les plus futiles mensonges!
J'ai couru au drugstore. La même standardiste m'a répondu.
"Est-ce que miss Sally Norton est ici? "
" Ne quittez pas."
Je me suis senti l'estomac noué. D'abord, elle connaissait les noms des habitués par cœur. Jane et Sally étaient au Club depuis deux ans.
Et alors : "Désolée, monsieur. Il n'y a personne de ce nom ici. " J'ai poussé un gémissement.
" Etes-vous souffrant? "
" Pas de Jane et pas de Sally Norton? "
"Etes-vous la personne qui a appelé tout à l'heure?"
" Oui."
" Ecoutez, si c'est une plaisanterie... "
" Une plaisanterie! Hier soir J'ai téléphoné et vous m'avez dit que miss Lane était sortie, en me demandant s'il y avait un message. J'ai répondu que non. Et maintenant c'est vous qui me prétendez... "
" Je ne sais que vous dire. Je ne me rappelle rien pour hier soir. Si vous voulez le directeur... "
" Non, inutile."
J'ai raccroché, puis j'ai appelé Mike. Il n'était pas chez lui. Sa femme Gladys m'a répondu qu'il dînait dehors.
J'étais un peu nerveux, j'ai déraillé : " Avec des amis hommes? "
Elle a paru choquée. " J'espère bien que oui!" Je commence à avoir peur.

Mardi soir.

J'ai rappelé Mike ce soir. Je lui ai demandé s'il savait quelque chose au sujet de Sally.
"Qui?"
" Sally."
" Sally qui?"
" Tu le sais bien, faux jeton!"
" C'est un gag?"
"On le dirait oui! Si on parlait sérieusement? "
"Reprenons au début. Qui diable est Sally? "
" Tu ne connais pas Sally Norton?"
"Non. Qui est-ce?"
" Tu n'as jamais eu rendez-vous avec elle, Jane Lane et moi?"
" Jane Lane! De qui parles-tu?"
"Tu ne connais pas non plus Jane Lane?"
"Non! Et je ne te trouve pas drôle. Je te suggère même d'arrêter. Entre hommes mariés, c'est... "
"Ecoute!" ai-je crié. "Où étais-tu samedi soir il y a trois semaines?" II a gardé le silence un moment.
"Ce n'était pas la soirée que nous avons passée ensemble, pendant que Mary et Glad étaient à leur représentation de charité?"
"Ensemble! Sans personne d'autre?"
"Qui donc?"
" Pas de fille? Sally? Jane?"
"Ça y est, il recommence" a-t-il grogné.
"Ecoute, mon vieux, qu'est-ce qui l'arrivé? Il y a quelque chose qui ne va pas?"
Je me suis effondré contre la cloison de la cabine téléphonique. "Non", ai-je murmuré. "Ça va."
" Bien vrai? Tu as l'air dans un état terrible."
J'ai raccroché. Je suis dans un état terrible. Comme un affamé dans un monde où il n'y a pas une miette pour le nourrir. Qu'est-ce qui se passe?

Mercredi après-midi.

Un seul moyen de savoir si Jane et Sally avaient réellement disparu. J'avais rencontré Jane par l'intermédiaire d'un de mes amis de collège. Tous deux étaient de Chicago. C'est lui qui m'avait donné son adresse à New York, le Stanley Club. Il ignorait que j'étais marié.
J'ai rendu visite à Jane, je suis sorti avec elle, et Mike avec son amie Sally. C'est ainsi que se sont passées les choses. Je sais qu'elle se sont produites.
Aujourd'hui j'ai donc écrit à mon ami Dave. Je lui disais ce qui est arrivé. Je lui demandais d'aller se renseigner chez les parents de Jane et de me dire s'il s'agissait d'une farce ou d'une série de coïncidences. Puis j'ai pris mon répertoire.
Le nom de Dave ne se trouvait pas dans le répertoire.
Est-ce que je deviens vraiment fou? Je sais parfaitement bien que cette adresse était là. Je me rappelle encore le soir où je l'ai inscrite, pour ne pas perdre contact avec lui à notre sortie du collège. Je me rappelle même la tache d'encre faite par ma plume qui avait glissé. La page est blanche.
Je me souviens de lui, de son nom, de son aspect, de sa manière de parler, des choses que nous avons faites ensemble, des classes que nous avons suivies.
J'avais même gardé une lettre de lui qu'il m'avait envoyée une année où j'étais resté au collège pendant les vacances de Pâques. Mike était avec moi dans ma chambre quand je l'avais reçue. Comme nous habitions New York, nous n'avions pas le temps d'aller dans nos familles, le congé ne durant que quelques jours.
Mais Dave avait pu se rendre chez lui, à Chicago, et de là il nous avait envoyé cette lettre très drôle, par pneumatique. Il l'avait cacheté à la cire avec la marque de sa bague en guise de sceau, pour plaisanter. La lettre était dans mon tiroir aux vieux souvenirs. Elle n'y est plus.
Et je possédais trois photos de Dave, prise lors de la remise de notre diplôme de fin d'études. Il y en avait deux dans mon album de photos. Elles y sont toujours. Mais il ne figure plus dessus.
On y voit seulement les jardins du collège avec les bâtiments en arrière-plan.
J'ai peur de continuer mes investigations. Je pourrais écrire ou téléphoner au collège et leur demander si Dave a jamais été leur élève. Mais j'ai peur d'essayer.

Jeudi après-midi.

Je suis allé aujourd'hui voir Jim à son bureau à Hampstead. Il a paru surpris de me voir.
"Ne me dis pas que tu as pris le train jusqu'ici pour m'annoncer que tu acceptais cette place."
Je lui ai demandé: " Jim, m'as-tu jamais entendu parler d'une fille à New York du nom de Jane?"
" Jane? Non, je ne crois pas."
"Voyons, Jim, j'ai forcément fait allusion à elle. Tiens, rappelle-toi, la dernière fois que nous avons joué au poker avec Mike. Je te l'ai dit à ce moment-là."
" Je ne me rappelle pas. Bob. En quoi cela te concerne-t-il?"
" II m'est impossible de la retrouver. Pas plus que la fille avec qui sortait Mike. Et Mike nie avoir jamais connu l'une et l'autre."
Devant son air interloqué, je lui ai redonné des explications. Alors il s'est exclamé : " Félicitations! Deux hommes mariés courant les jupons... "
" Nous étions amis, rien d'autre. C'est un camarade de collège qui me les avait présentées. Ne va pas te faire des idées."
"Bon, laissons tomber. Et alors, qu'est-ce que je viens faire là-dedans?"
"Je ne peux pas les retrouver. Elles ne sont plus là. Je ne peux même pas prouver qu'elles ont existé."
II a haussé les épaules. " Et puis?" Et il m'a demandé si Mary était au courant. J'ai négligé de répondre.
"Je ne t'ai jamais parlé de Jane dans une de mes lettres?" ai-je continué.
"Je ne pourrais pas te le dire. Je ne conserve aucune lettre."
Je le quittai peu après. Il devenait trop curieux. Et j'envisage la filière. Il en parle à sa femme, sa femme en parle à Mary - feu d'artifice.
En sortant de la gare à la fin de l'après-midi, j'ai eu le sentiment atroce d'être quelque chose de temporaire. Si je m'asseyais quelque part, c'était comme de reposer sur l'air.
Je suppose que je ne tournais pas rond. Parce que j'ai heurté un passant exprès pour voir s'il s'apercevrait de ma présence et de mon contact. Il a braillé et m'a traité de tous les noms. Je l'aurais embrassé.

Jeudi soir

J'ai rappelé Mike pour savoir s'il se souvenait de Dave au collège.
La sonnerie a été interrompue par un déclic. J'ai entendu la voix d'une téléphoniste : " Quel numéro demandez-vous, monsieur?"
Un frisson m'a parcouru l'échiné. J'ai donné le numéro. Elle m'a répondu qu'il n'existait pas au central.
L'appareil m'est tombé des mains. Mary est venue voir ce qui se passait. La voix de la téléphoniste répétait: "Allô... allô... allô..." J'ai replacé en hâte le récepteur sur son support.
" Qu'est-ce que tu fais? " a dit Mary.
"Rien. J'ai fait tomber le téléphone." Je me suis assis à mon bureau. Je tremblais comme une feuille. J'ai peur de parler à Mary de Mike et de Gladys.
Peur qu'elle me réponde qu'elle n'a jamais entendu prononcer leurs noms.

Vendredi.

J'ai vérifié les choses en ce qui concernait le magazine Design Handbook, Les Renseignements m'ont appris qu'aucune publication portant ce nom n'était enregistrée. Je suis quand même allé voir.
J'ai reconnu l'immeuble. J'ai regardé la liste des bureaux dans le vestibule. Je savais que je ne trouverais pas le magazine, mais cela m'a causé malgré tout un choc.
J'ai pris l'ascenseur, étourdi, l'estomac serré. J'avais l'impression d'être emmené à la dérive loin de tout ce
qui existe.
Je suis descendu au troisième. Je me suis retrouvé à l'endroit exact où j'étais venu chercher Jane une fois. C'était une compagnie de textiles.
"II n'y a jamais eu de magazine installé ici?" ai-je demandé à la réception.
" Pas que je me souvienne", a répondu l'employée. "Mais je ne suis là que depuis trois ans."
Je suis rentré. J'ai déclaré à Mary que je me sentais malade, que je n'irais pas travailler ce soir. Elle m'a dit qu'elle non plus. Je suis allé dans notre chambre pour être seul. Je me suis mis là où nous devons placer le nouveau lit, à sa livraison la semaine prochaine.
Mary m'a suivi. Elle est restée sur le seuil. " Bob, qu'est-ce qu'il y a? Je n'ai pas le droit de savoir? " Sa voix était nerveuse. " II n'y a rien."
"Je t'en prie, ne dis pas non. Je ne suis pas aveugle."
J'ai eu envie de, courir vers elle. Mais je me suis détourné. "J'ai une lettre à écrire."
"A qui?"
Je me suis emporté. " Cela me regarde." Et puis je lui ai dit que c'était à Jim. Elle m'a regardé dans les yeux.
"J'aimerais te croire."
"Que signifie...?"
Elle m'a tourné le dos. "Alors, tu feras mes amitiés à... Jim."
Sa voix s'est brisée. J'ai frissonné à l'entendre. J'ai fait la lettre. J'ai décidé que Jim pouvait m'aider. La situation est trop désespérée pour garder le secret. Je lui ai dit que Mike avait disparu. Je lui ai demandé s'il se souvenait de Mike.
Curieux, ma main tremblait à peine. Peut-être est-ce ainsi quand on n'appartient presque plus à la terre.

Samedi.

Mary est partie tôt, pour un travail de dactylo urgent.
Après mon petit déjeuner, je suis allé chercher de l'argent à la banque, pour payer le nouveau lit.
J'ai rempli un chèque de cent dollars. Je l'ai tendu avec mon chéquier au caissier.
Il a ouvert le chéquier et m'a regardé en fronçant les sourcils. "Vous vous croyez drôle?"
"Comment cela?"
II a poussé le chéquier vers moi en appelant : "Au suivant.
Je crois que j'ai crié. "Qu'est-ce qui vous prend?"
Un homme s'est levé d'un bureau et s'est approché en faisant l'important. Derrière moi, une femme a dit :
"Ne restez pas devant le guichet, monsieur."
"De quoi s'agit-il?" a demandé l'homme.
"Votre caissier refuse de me donner de l'argent." II a pris mon chéquier que je lui tendais et l'a ouvert. Il a levé les yeux avec surprise. Puis, d'une voix calme :
"Ce chéquier ne correspond à aucun compte existant, monsieur."
Je le lui ai arraché des doigts, le cœur battant. Il n'avait jamais été utilisé. J'ai gémi :" Oh! mon Dieu... "
"Voulez-vous que nous vérifiions le numéro? " Mais il n'y avait pas même le numéro. Je le voyais. Les larmes me vinrent au yeux.
" Non", ai-je dit "Non..." Je suis sorti tandis, qu'il me rappelait :
" Une seconde, monsieur…"
J'ai couru jusqu'à la maison. J'ai attendu dans centrée le retour de Mary. Je continue d'attendre en ce moment. Je regarde le chéquier. La ligne où nous avions signé nos deux noms. Les cases où étaient inscrits nos dépôts. Cinquante dollars de ses parents pour notre premier anniversaire de mariage. Deux cent trente dollars de la caisse des anciens combattants. Vingt dollars, Dix dollars... Tout est vide.
Tout s'en va. Jane. Sally. Mike. Les noms s'envolent et les gens avec. Et maintenant ce chéquier. Quoi d'autre après?

Plus tard.

Je sais quoi. Mary n'est pas rentrée.
J'ai appelé le bureau. Sam a répondu. J'ai demandé si Mary était là. II m'a dit que je devais faire erreur, qu'aucune Mary ne travaillait chez lui. J'ai donné mon nom... Je lui ai demandé si moi j'y travaillais. "Assez blagué", a-t-il dit. "Je compte sur vous lundi soir. "
J'ai appelé mon cousin, ma sœur, mon oncle. Pas de réponse. Pas même de sonnerie. Aucun des numéros ne fonctionnait. Donc, aucun d'eux n'est plus là.

Dimanche

Je ne sais pas quoi faire. J'ai passé la journée assis à la fenêtre à observer la rue. Je guettais le moindre visage connu. Mais il n'y avait rien que des étrangers.
Je n'ose pas quitter la maison. Elle est tout ce qui me reste. Avec nos meubles et nos vêtements.
Je veux dire mes vêtements. Son placard à elle est vide. Je l'ai ouvert ce matin à mon réveil et il n'y avait pas un mouchoir. C'est comme un tour de prestidigitation, un escamotage - comme...
Je me suis contenté de rire. Je dois être... J'ai appelé le magasin de meubles. Il est ouvert le dimanche après-midi. On m'a dit qu'il n'y avait aucune commande de lit à notre nom. Si je voulais venir vérifier? Je suis revenu à la fenêtre.
J'ai pensé à appeler ma tante de Détroit. Mais je suis incapable de me rappeler le numéro. Et il n'est plus dans le répertoire. Le répertoire entier est vide. Il ne reste plus que mon nom en lettre d'or sur la couverture.
Mon nom. Rien que mon nom. Que dire? Que faire? Facile. Rien à faire.
J'ai feuilleté l'album de photos. Presque toutes les photos ont changé. Elles ne représentent plus personne. Mary n'y est plus, ni nos parents, ni nos amis. De quoi rire.
Sur la photo de mariage je suis assis, tout seul, à une immense table couverte de mets. Mon bras gauche est étendu et courbé pour enlacer une mariée fantôme. Et, autour de la table, il y a des verres qui flottent dans le vide. Qui me portent un toast.

Lundi matin.

On m'a retourné la lettre que j'avais envoyée à Jim. Avec sur l'enveloppe la mention INCONNU.
J'ai essayé de voir le facteur, mais je n'ai pas pu. Il est passé avant mon réveil.
Je suis allé chez l'épicier. Il me connaissait. Mais quand je lui ai demandé s'il avait vu ma femme, il a ri en disant qu'il savait bien que je mourrais célibataire..
Il ne me reste qu'une seule idée. C'est un risque à prendre. Il faut que je quitte la maison et que j'aille en ville à l'Association des Anciens Combattants. Je veux savoir si mes fiches s'y trouvent. Si oui, il restera quelques renseignements sur mes études, mon mariage, mes relations.
J'emporte ce cahier avec moi. Je ne veux pas le perdre. Si je le perdais, il ne me resterait plus une chose au monde pour me rappeler que je ne suis pas fou.

Lundi soir.

Je suis assis au drugstore du coin. La maison n'est plus là.
En revenant de l'Association, je n'ai plus trouvé qu'un terrain vague. J'ai demandé aux enfants qui y jouaient s'ils me connaissaient. Ils ont dit que non. J'ai demandé ce qui était arrivé à la maison. Ils ont répondu qu'ils jouaient dans ce terrain vague depuis toujours.
L'Association n'avait aucune fiche à mon sujet. Pas une ligne.
Ce qui signifie que je n'existe plus désormais en tant qu'individu. Tout ce que je possède, c'est ce que je suis - mon corps et les vêtements qui le recouvrent. Toutes mes pièces d'identité ont disparu de mon portefeuille.
Ma montre a disparu aussi. Sans que je m'en aperçoive. De mon poignet.
Elle portait au dos une inscription. Je me la rappelle. A mon chéri avec tout mon amour. Mary. Je suis en train de boire une tasse de caf

Traduit par Alain Dorémieux. Disappearing Act
Richard Matheson
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Progressions ( extraits)
Dino Buzzati

- Mon petit ange.
- Dodo mon trésor dodo.
- Allons veux-tu te tenir bien petit cochon.
- C'est à vous que je m'adresse, oui vous l'âne au troisième rang.
- Un crétin, voilà ce que tu es et rien d'autre.
- C'est à cette heure que tu rentres à la maison mon petit ?
- Non je vous en prie, monsieur, laissez-moi. Que dirait madame votre maman si...
- Allons, debout, feignant.
- Que diable avez-vous fabriqué là, sergent ?
- Mes félicitations, docteur.
- A quoi penses-tu mon chou ?
- Et pour ce procès, il y a des chances... maître ?
- Ça suffit, maintenant, monstre.
- Il ne vous sera pas échappé, mon cher collègue...
- Allez, vite un bécot, mon gros minou.
- Préférez-vous que nous arrivions à une conciliation, monsieur ?
- Par ici, je vous en prie, monsieur le député.
- Maintenant, mon chou, il faut que je te laisse.
- Si vous me permettez, monsieur le président.
- Oh ! dis, grand-père, lu me l'offres ?
- Comment ça va mon vieux ?
- Vous vous souvenez peut-être, maître ?
- Et quand j'appuie ici, est-ce que ça vous fait mal Excellence ?
- Que la paix sou avec toi. frère en Christ !
- Le pauvre, partir comme ça !

UN COUP A LA PORTE :

Toc toc, qui cela peut-il bien être ? Papa avec les cadeaux de Noël ?
Toc toc, qui cela peut-il bien être ? Ce doit être lui, je le parierais. Il a beau vieillir, mon Giorgio, il est toujours aussi taquin.
Toc toc, qui cela peut-il bien être ? Tonino qui rentre à cette heure-ci ? Oh ! ces enfants...
Toc toc. Ce doit être le vent. Ou bien les esprits ? Ou bien les souvenirs ? Qui pourrait venir me voir ?
Toc toc toc.
Toc toc. Toc.

LE DÉTERGENT :

Excusez-moi, madame, de vous déranger à cette heure. Juste une minute, une toute petite minute car hélas ! nous autres représentants, nous n'avons pas d'horaire, toujours à courir dans les escaliers, non je vous le répète, madame, une minute seulement, une petite démonstration-cadeau madame, il s'agit d'un nouveau type de détergent vraiment révolutionnaire, de grâce, je vous en prie madame, un détergent géant, ah ah ! vous aussi vous êtes stupéfaite, mais tout le monde est stupéfait, ah ah ! car ce n'est pas par ses dimensions qu'il est géant, certes madame, ce serait plutôt le contraire même, il suffit d'une pincée, une pincée seulement vous dis-je là, avez-vous quelques effets à laver par hasard madame ? si vous le permettez nous pouvons faire l'expérience dans la cuisine ou dans la salle de bain, et voilà, regardez madame quelle blancheur ? une pincée, mais non, mais vous êtes vraiment un peu nerveuse n'est-ce pas madame, permettez-moi petite madame, si, si, si, sois gentille ma jolie, sois sage poupée, allons, laisse-toi faire, ne crie pas, tais-toi, tais-toi nom de Dieu. Maintenant tu ne dis plus rien hein ? Allez, va tu peux te relever, qu'est-ce que tu attends, je t'ai dit que tu pouvais te relever. Qu'est-ce que tu as ? Mon Dieu qu' est-ce que j'ai fait.

Dino Buzzati. Le K , le livre de poche
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Autostop
Laguionie

Ils l'avaient trouvé sur le bord de la route, un jour de pluie. Il était sale. Il sentait mauvais...Néanmoins, mon oncle le fît monter dans la voiture, après avoir pris la précaution de mettre un plastique pour protéger la couverture-housse du siège arrière.
C'était le temps des départs en vacances... On trouvait de tout sur les routes.
- Je suis sûre qu'on l'a abandonné intentionnellement!
Le cœur de ma tante fondait comme neige au soleil sur le chemin de la maison. Pourtant le nouveau venu ne semblait pas désespéré... Non, il regardait au dehors sans rien dire, le nez collé à la vitre.
Ils l'appelèrent Hector.
Cela lui allait très bien, selon ma tante. A cause de ses grands yeux tristes, ajouta-t-elle d'un air entendu. Où avait-elle lu de la tristesse dans ses yeux ?
On lui aménagea un coin sous l'escalier, avec un gros coussin et une cuvette pour faire ses besoins. Fine cuisinière, ma tante comprit très vite les goûts de son protégé. Elle se mit à lui mijoter des petits plats qu'il dégustait en cachette dans la cuisine, lorsque mon oncle était au travail.
En revanche, il observa nos habitudes, et de sa propre initiative, entreprit de nous aider... Les fleurs, par exemple. De lui-même, il apprit à les arroser... Il fallait le voir, l'air important, coiffé du vieux chapeau de paille de mon oncle, se faufiler entre les tulipes géantes!
Ma tante, a toujours prétendu qu'il était parfaitement heureux. Je n'en suis pas si sûr. Soit, il était aimable, allait chercher le journal, les provisions de la semaine, et annonçait les visiteurs d'une humeur toujours égale... Mais je l'ai surpris plus d'une fois près de la fenêtre donnant sur la cour, en train de rêver!
Un jour, Hector revint, après les courses accompagné d'un homme.
- Veuillez m'excuser... Je vois que vous l'avez recueilli...
Il était mou et froid et avait un regard cruel, dit ma tante lorsqu'il fut parti. Pendant tout l'entretien avec l'inspecteur, Hector garda le silence. D'une voix distraite, il répondit cependant à certaines questions. Il comprenait certainement ce qui se passait, j'en jurerais, et ses yeux allaient de l'un à l'autre.
L'inspecteur a bredouillé de vagues paroles sur les dangers auxquels on s'exposait en ramassant un inconnu sur la route... Carte de séjour périmée, etc. Ma tante, je m'en souviens, voulait l'interrompre, mais mon oncle, terrorisé, lui faisait de grands signes... Bref, l'homme a accepté un peu d'argent et il est parti sans difficultés.
Qui nous avait dénoncés ? Nous avons tout de suite pensé à Madame Groll, cotre voisine, qui a son fils au Ministère.
Enfin, tout se terminait bien... Et Hector faisait partie de la maison, maintenant.
Et puis, il a fallu ces inscriptions sur les murs du vécé! Des dessins et des phrases obscènes. Craignant la colère de mon oncle, ma tante me força à repeindre les murs avant le soir. Le lendemain, les dessins apparurent sur les murs du couloir! Nous nous attendions à un drame. Mais mon oncle ne s'émut nullement, à notre stupéfaction. Il sourit même en regardant les graffiti.
Peut-être a-t-il parfois besoin d'une compagne, dit-il.
- Hector ? s'écria ma tante, penses-tu! Il est si jeune! Quel âge peut-il avoir ? trente-huit-trente-neuf ans! C'est difficile à dire.
En tous les cas. Je sais qu'il ne restera plus longtemps chez nous.

J. F Laguionie. Les puces de Sable. 1980
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Buffet
Primo Levi

Innaminka se sentit mal à l'aise dès qu'il eut franchi la porte d'entrée, et il regretta aussitôt d' avoir accepté cette invitation. Une sorte de majordome, au ventre ceint d'une écharpe verte, débarrassait les hôtes de leur manteau, aussi Innaminka fut-il pris de frissons et de vertiges à l'idée qu'on pût lui ôter le sien, qui était incorporé à sa personne.
Ce n'était pas tout : dans le dos du majordome s'élevait un grand escalier en spirale, d'un beau bois noir, brillant, large et majestueux, mais incommode. Incommode pour lui, bien entendu : les autres invités le gravissaient avec une extrême désinvolture, alors qu'il n'osait même pas s'y essayer et qu'il tournicotait d'un air gêné en attendant qu'on cesse de lui prêter attention. Il était habile sur les terrains plats, mais la longueur de ses pattes de derrière constituait pour lui un obstacle : à vue de nez, ses pieds étaient deux fois plus longs que les marches n'étaient profondes. Il patienta encore en reniflant les murs et en tentant d'adopter un air dégagé, et, quand tout le monde fut monté, il s'y évertua à son tour.
Il fit diverses tentatives, s'agrippant à la rampe des pattes de devant, ou se penchant et se mettant à quatre pattes, ou encore s'aidant de sa queue, mais c'était justement sa queue qui l'encombrait le plus.
Il finit par monter maladroitement de côté, en posant les pieds dans le sens de la longueur sur les marches, la queue ignoblement repliée contre son dos. Il lui fallut dix bonnes minutes.
Il y avait à l'étage supérieur une grande salle étroite, avec une table placée en travers ; aux murs, des tableaux, qui représentaient pour certains des fores humaines ou animales, et pour d'autres rien du tout. Le long des murs, ou éparpillées sur le sol, des figures en bronze ou en marbre, qu' Innaminka trouva plaisantes et vaguement familières. La salle était déjà bondée, et pourtant des personnes continuaient d'arriver : les hommes étaient en habit de soirée, les femmes arboraient de longues robes noires, elles étaient couvertes de bijoux, avaient les paupières peintes en vert ou en bleu. Innaminka hésita une minute puis, rasant le mur et évitant d'effectuer des mouvements brusques, il alla se réfugier dans un coin. Les invités l'observaient avec une curiosité modérée. Il saisit au vol quelques commentées distraits : " Il est joli, n'est-ce pas ? " ; " ... non, il n'en a pas, ma chère, ne vois-tu pas que c'est un mâle ? " ; " Ils ont dit à la télévision qu'ils avaient presque disparu... Non, pas à cause de leur fourrure, qui a, d'ailleurs, peu de valeur, mais parce qu'ils détruisent les récoltes. "

Au bout d'un moment, la jeune maîtresse d maison se détacha d'un groupe et avança vers lui.Elle était très mince, dotée de grands yeux gris écartés, d'une expression qui hésitait entre l'agacement et la stupeur, comme si on l'avait brusquement réveillée à cet instant précis. Elle lui dit qu'elle avait beaucoup entendu parler de lui, ce qu' Innaminka jugea peu crédible : c'était peut-être une formule de salutation qu'elle adressait à tous ceux qui entraient. Elle lui demanda s'il aimerai manger ou boire quelque chose : elle ne semblait pas très intelligente, mais elle était probablement d'un naturel gentil, et c'est justement sa gentillesse, plus que son intelligence, qui lui permit de se rendre compte qu' Innaminka la comprenait assez bien, mais qu'il ne pouvait pas lui répondre Elle s'éloigna donc.
En réalité, Innaminka avait faim et soif : ces besoins n'étaient pas insupportables, mais ils suffisaient à le gêner ; or le dîner en question était un de ces buffets mélancoliques où il faut choisir de loin, entre épaules et têtes, ce qu'on désire, dénicher les assiettes, dénicher les couverts et les serviettes en papier, faire la queue, atteindre la table se servir, puis s'écarter à reculons en veillant à ne tacher ni les autres invités ni sa propre personne Tout cela mis à part, on ne voyait ni herbe ni foin sur la table : il y avait une salade assez appétissante et des petits pois mélangés à une sauce brune, mais tandis qu' Innaminka hésitait rejoindre la queue, ces deux plats furent entière ment dévorés. Innaminka renonça : il tourna le dos à la table et, se déplaçant prudemment au milieu de la foule, essaya de regagner son coin. Il pensait avec une nostalgie affectueuse à sa femme et à son dernier-né, qui était grandelet désormais, sautait bien et allait paître tout seul, mais qui exigeait de temps à autre de réintégrer la poche de sa maman ; bref, c'était un enfant un peu gâté, qui aimait passer la nuit dans cette tiède obscurité.
Au cours de sa pénible retraite, il croisa plusieurs serveurs munis de plateaux, qui offraient des verres de vin et d'orangeade, des canapés à l' aspect invitant. Il ne songea même pas à prendre un verre dans la cohue, alors que tout le monde le bousculait; il rassembla tout son courage, saisit un canapé et le porta à sa bouche, mais celui-ci s'émietta aussitôt entre ses doigts, et Innaminka dut les sucer l'un après l'autre, avant de lécher longuement ses lèvres et sa moustache. Il jeta un regard soupçonneux à la ronde, mais non, personne ne lui prêtait attention. Il se blottit dans son coin et, pour tromper l'attente, commença à examiner chaque invité en tentant d'imaginer comment ces hommes et ces femmes réagiraient si un chien les poursuivait. Impossible de se tromper : avec des jupes aussi longues et larges, les dames seraient incapables de s'arracher au sol ; et même avec un bon élan, le plus rapide des hommes ne pourrait sauter un tiers de la distance qu'il était lui-même en mesure de sauter, de l'arrêt. Mais on ne sait jamais, ces gens-là étaient peut-être doués dans d'autres domaines.

Il avait chaud et soif, et à un moment donné il constata avec effroi qu'un besoin toujours plus pressant grandissait en lui. Il pensa que cela arrivait sans doute aux autres et il balaya les invités du regard pendant quelques minutes pour juger de leur comportement, mais personne ne semblait rencontrer le même problème que lui. Alors il s'approcha tout doucement d'un gros pot d'où s'élevait un ficus puis, feignant de renifler les feuilles, il se plaça presque à califourchon au-dessus et se soulagea. Ces feuilles étaient fraîches et brillantes, elles avaient une bonne odeur : Innaminka en mangea deux et les trouva agréables, mais il dut s'arrêter car il avait remarqué qu'une dame le regardait fixement.
Elle le regardait fixement puis elle avança vers lui, et Innaminka comprit aussitôt qu'il était trop tard pour faire semblant de rien et s'éloigner. Elle était jeune, avait des épaules larges, des os massifs, des mains fortes, un visage pâle, des yeux clairs ; naturellement, Innaminka s'intéressait surtout à ses pieds, mais la jupe de cette dame était si longue, ses chaussures si compliquées, qu'il ne réussit à avoir une idée ni de leur forme ni de leur longueur. Un instant, il craignit que cette dame ne se fut aperçue de l'histoire du ficus et ne vînt le réprimander ou le punir, mais il vit rapidement que ce n'était pas le cas. Elle s'assit dans un petit fauteuil à côté de lui et se mit à lui parler avec douceur : Innaminka ne saisissait presque rien, mais il se rasséréna immédiatement, baissa les oreilles et adopta une position plus confortable. La dame s'approcha encore et commença à le caresser, d'abord sur le cou et sur le dos, puis, voyant qu'il fermait les yeux à demi, sous le menton et sur la poitrine, entre les pattes de devant, là où s'étale ce triangle de fourrure blanche dont les kangourous sont si fiers.
La dame parlait, elle n'arrêtait pas de parler à voix basse, comme si elle avait peur que les autres ne l'entendent. Innaminka devina qu'elle était malheureuse ; que quelqu'un avait mal agi envers elle; que ce quelqu'un était, ou avait été, son homme ; que cet incident s'était déroulé un peu plus tôt, peut-être au cours de cette même soirée ; mais rien de plus précis. Comme il se sentait lui aussi malheureux, il éprouva de la sympathie à son égard, et, pour la première fois de la soirée, il cessa de souhaiter que la réception se termine vite; il souhaitait plutôt que la dame n'interrompe pas ses caresses, en particulier que ses mains descendent plus bas, courent avec légèreté et adresse le long des muscles puissants de sa queue et de ses fémurs, dont il était encore plus fier que de son triangle blanc.
Cela ne se produisit pas. La dame le caressa encore , mais de plus en plus distraitement, sans prêter attention à ses frissons de plaisir et en continuant de déplorer certains inconvénients de la condition humaine qui, aux yeux d'Innaminka semblaient se réduire à peu de chose, à un homme au lieu d'un autre homme qu'elle aurait préféré.
Innaminka songeait que s'il en était ainsi, il aurait mieux valu que la dame caresse ce deuxième homme plutôt que lui; que c'était peut-être ce qu'elle était en train de faire; qu'elle devenait ennuyeuse car elle répétait toujours les mêmes caresses et les mêmes mots depuis un quart d'heure ; bref, il était clair qu'elle pensait à elle, et pas à lui.
Soudain, un homme surgit de la foule échauffée, il attrapa la femme par le poignet, l'arracha son fauteuil et lui dit quelque chose de très désagréable et de très brutal. Puis il l'entraîna, et elle le suivit sans même adresser à Innaminka un regard d'au revoir.
Innaminka en avait vraiment assez. De son observatoire, il se souleva le plus possible, redressant son dos, se haussant sur ses pattes de derrière et sa queue comme sur un trépied pour voir si l'on commençait à s'en aller : il ne voulait pas attirer l'attention en partant le premier. Mais dès qu'il aperçut un couple, élégant et âgé, qui saluait à 1a ronde et se dirigeait vers le vestiaire, il s'élança.
Il parcourut les premiers mètres en se faufilant entre les jambes des invités, au-dessous du niveau des seins et des ventres ; il se déplaçait près du sol en s'appuyant alternativement sur ses pattes de derrière et celles de devant, aidées de sa queue.
Mais quand il atteignit la table, qui était désormais vide et débarrassée, il constata que les portions du sol qui se trouvaient des deux côtés du meuble étaient vides, alors il sauta celui-ci tout net, sans effort, en sentant que ses poumons se remplissaient d' air et de joie. Un second bond le conduisit au sommet du grand escalier : il était pressé, il évalua mal la distance et atterrit tout déséquilibré sur les marches les plus hautes, aussi ne lui resta-t-il plus qu'à descendre comme un sac, en rampant et en roulant. Mais il se releva prestement dès qu'il toucha terre, au rez-de-chaussée : sous les yeux inexpressifs du concierge, il aspira avec volupté l'air humide et fuligineux de la nuit et s'élança dans la via Borgospesso sans plus se hâter, en effectuant de longs sauts élastiques et heureux.

Primo Levi
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Cauchemar en Rouge
Frédéric Brown

II s'éveilla sans savoir ce qui l'avait éveillé quand une deuxième secousse, venant une minute après la première, vint secouer légèrement son lit et faire tintinnabuler divers petits objets sur la commode. Il resta allongé, attendant une troisième secousse qui ne vint pas.
Il n'en comprit pas moins qu'il était désormais bien éveillé et qu'il lui serait sans doute impossible de se rendormir. Il regarda le cadran lumineux de sa montre-bracelet et constata qu'il était tout juste trois heures, le plein milieu de la nuit. Il sortit du lit et s'approcha, en pyjama, de la fenêtre. La fenêtre était ouverte et laissait entrer une brise fraîche; les petites lumières scintillaient dans le ciel noir et il entendait tous les bruits de la nuit. Quelque part, des cloches. Pourquoi faire sonner des cloches à une heure pareille ? Les légères secousses de chez lui avaient-elles correspondu à des tremblements de terre préjudiciables ailleurs, dans le voisinage ? Ou un vrai tremblement de terre était-il imminent et les cloches constituaient-elles un avertissement, un avertissement appelant les habitants à quitter leurs maisons et à sortir en plein air pour survivre ?
Et soudain, mû non par la peur mais par un étrange besoin qu'il n'avait absolument pas envie d'analyser, il éprouva le besoin d'être là dehors et non ici dedans. Il fallait qu'il coure, il le fallait.
Et déjà il courait, franchissant le hall d'entrée, passant la porte d'entrée, courant sans bruit sur ses pieds nus le long de l'allée toute droite menant à la grille. Et il franchissait la grille qui se refermait toute seule- derrière lui, et il courait dans le champ... Le champ ? Etait-ce normal, qu'il y eût un champ là, juste devant sa grille ? Surtout un champ parsemé de poteaux, de poteaux massifs, semblables à des poteaux télégraphiques tronqués, pas plus hauts que lui ? Mais avant qu'il ait eu le temps de mettre de l'ordre dans ses idées, de prendre les choses à zéro et de se rappeler où était "là" et qui "il" était, et ce qu'il était venu faire là, il y eut une nouvelle secousse. Plus forte, cette fois ; une secousse qui le fit vaciller en pleine course et heurter à toute volée un des mystérieux poteaux ; un coup qui lui fit mal à l'épaule et dévia sa course sans le ralentir mais en lui faisant perdre pied. Qu'était donc cet étrange et irrésistible besoin qui le faisait courir, et vers où ?
C'est alors que vint le vrai tremblement de terre , la terre parut se soulever sous lui, et s'ébrouer ; quand ce fut fini, il se retrouva étendu sur le dos, les yeux braqués sur le ciel monstrueux dans lequel apparut alors soudainement, en lettres de feu rouge hautes d'allez savoir combien de kilomètres, un mot. Le mot était TILT. Et pendant qu'il était fasciné par ce mot, toutes les autres lumières éblouissantes disparurent, les cloches cessèrent de sonner et ce fut la fin de tout.

Frédéric Brown, Fantômes et Farfafouilles. Denoël
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Crescendo
Dino Buzzati


MADEMOISELLE ANNIE MOTLERI entendit frapper a la porte et alla ouvrir. C'était son vieil ami, maître Alberto Fassi, le notaire. Elle remarqua que son pardessus était tout mouillé, signe que dehors il pleuvait. Elle dit : "Ah ! quel plaisir, cher maître Fassi. Entrez, je vous prie. " II entra en souriant et lui tendit la main.

Mlle Motleri entendit des coups à la porte. Elle eut un tressaillement et alla ouvrir. C'était maître Fassi, le notaire, son vieil ami, et il portait un pardessus noir d'où la pluie s'égouttait encore. Elle lui dit en souriant : " Ah ! quel plaisir, cher maître Fassi, entrez, je vous prie." Fassi entra à pas lourds et lui tendit la main.

Mlle Annie eut un sursaut quand elle entendit que quelqu'un frappait à la porte. Elle bondit du petit fauteuil où elle était en train de broder et courut ouvrir. Elle vit le vieux notaire Fassi, ami de la famille, qui depuis plusieurs mois n'avait pas donné signe de vie. Il semblait alourdi et bien plus corpulent que dans son souvenir. D'autant plus qu'il portait un imperméable noir trop large, qui tombait en gros plis, brillant de pluie, ruisselant de pluie. Annie s'efforça de sourire et dit : " Ah ! quelle belle surprise, cher maître Fassi. " Sur quoi l'homme entra d'un pas pesant et pour lui dire bonjour lui tendit sa main massive.

Désormais fanée, Mlle Motleri, qui brodait dans le salon éclairé par la lumière livide d'une fin d'après-midi pluvieuse, était en train de rajuster une mèche de cheveux gris qui avait glissé sur son front, quand elle entendit des coups violents à la porte. Elle eut une violente secousse nerveuse dans son fauteuil, elle se leva brusquement et se précipita pour ouvrir la porte. Elle se trouva nez à nez avec un homme massif qui portait un imperméable de caoutchouc noir, à écailles, dur et visqueux, d'où l'eau tombait en cascades. Sur le moment elle crut reconnaître le vieux notaire, maître Fassi, l'ami des anciens temps, et forçant un sourire sur ses lèvres elle dit : " Oh ! quelle belle surprise. Mais entrez, je vous en prie, venez. " Sur quoi le visiteur avança dans l'antichambre avec un fracas de pas comme s'il avait été un géant et pour lui dire bonjour il lui tendit sa grosse main musclée.

Dans la torpeur d'après-midi de son chez-elle, les coups répétés à la porte secouèrent violemment Mlle Motleri, qui était plongée dans une broderie savante. Malgré elle, elle fit un bond dans son fauteuil, laissa échapper la nappe qu'elle brodait, qui s'affaissa sur le sol, tandis qu'anxieusement elle se hâtait vers la porte. Quand elle eut ouvert, elle se trouva nez à nez avec une silhouette noire, massive et brillante, qui la regardait fixement. Sur quoi elle dit : " Mais vous... mais vous... " Et recula, tandis que le visiteur entrait dans la petite antichambre, et ses pas pesants résonnaient d'une manière incompréhensible dans le grand immeuble.

Elle fut très rapide, Annie Motleri, à atteindre la porte, des mèches désordonnées de cheveux gris lui pleuvant sur le front, au moment où se fit entendre l'écho des coups répétés de quelqu'un qui voulait entrer. D'une main tremblante elle tourna la clef, puis abaissa la poignée, ouvrant la porte. Sur le palier se tenait une forme vivante, massive et puissante, de couleur noire, toute à écailles, avec deux petits yeux pénétrants et des espèces d'antennes visqueuses qui se tendaient vers elle en tâtonnant. Sur quoi elle gémit : " Non, non, je vous en prie... " Et se retirait épouvantée, tandis que l'autre avançait d'un pas de plomb, et toute la maison en résonnait.

Alors que Mlle Motleri, appelée par des coups insistants à la porte, eut couru ouvrir, elle se trouva nez à nez avec un être noir recouvert d'une cuirasse luisante et noire, qui la fixait en tendant vers elle deux pattes noires qui finissaient chacune par cinq griffes blanchâtres. Annie, d'instinct, battit en retraite, mais elle tenta de refermer le battant et gémit: " Non, non ! Pour l'amour de Dieu... " Mais l'autre, appuyant de tout son énorme poids sur le battant, l'écarta toujours davantage, et finit par s'ouvrir un passage et par entrer, et le parquet craquait sous sa masse gigantesque. "Annie... ", mugissait l'intrus, " Annie... uh, uh... " Et vers elle il tendait ses horribles griffes blanches.

Elle n'eut pas la force d'appeler au secours, Mlle Annie Motleri, quand, appelée par des coups énergiques à l'entrée, qui aussitôt l'avaient mise dans un état d'orgasme inexprimable, elle se précipita pour ouvrir et vit un coléoptère ténébreux, immonde, mastodontique, un scarabée, une araignée, une créature faite de plaques luisantes articulées qui formaient un monstre puissant, lequel la fixait avec deux minuscules yeux phosphorescents (où étaient renfermées toutes les profondeurs fatales de notre vie misérable); la créature tendait vers elle des dizaines et des dizaines d'antennes rigides qui se terminaient en crochets sanguinolents. " Non, non, maître Fassi... ", supplia-t-elle, reculant, et elle ne put en dire davantage. Alors la bête la saisit avec ses horribles griffes.

La toute-jeunette Annie Motleri entendit frapper à la porte et alla ouvrir. C'était le monstre, l'enfer, l'an-
tique dieu-serpent, qui la pénétrait jusqu'au cœur avec ses petits yeux de phosphore et de feu. Et avant qu'elle ait eu le temps de faire même un pas en arrière, il fit jaillir ses tenailles de fer, et enfonça ses gros ongles dans le tendre petit corps, dans la chair, dans les viscères, dans l'âme sensible et souffrante.

Vous la connaissez, Mlle Annie Motleri ? Quarante-cinq ans, eh non, vous voulez rire. Certes, elle vit seule. Qui voulez-vous désormais... ? Elle brode, elle brode, dans l'appartement silencieux. Mais qu'est-ce qui lui prend maintenant, de faire ce saut dans son fauteuil ? Peut-être quelqu'un a-t-il frappé à la porte ? Vous plaisantez. Non, personne n'a frappé, personne, personne. Qui pourrait jamais frapper à cette porte ?
Et pourtant la demoiselle a couru avec un battement de cœur lancinant, se prenant les pieds dans le tapis, heurtant contre l'angle du trumeau, haletante. Elle a tourné la clef, elle a abaissé la poignée, elle a ouvert.
Le palier est vide. Vides les dalles du palier, sous la lumière grise qui vient de la verrière grise et ne pardonne pas, la rampe est noire et immobile, immobile la porte de l'appartement d'en face, tout est immobile, vide et perdu à jamais. Il n'y a personne. Le néant du néant du néant.

Mais l'antique regret est là. L'affliction inguérissable est là. La maudite espérance des anciennes années est là. Le monstre invisible est là. Lentement il enfonce ses aiguillons dans le cœur solitaire.

Buzzati Le rêve de l'escalier.
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Histoire Naturelle
Anonyme

Il est arrivé hier midi. Il a garé sa voiture, une grosse italienne. Juste devant l'hôtel. Il portait des lunettes de soleil et une petite valise en croco. Il est entré. Denise était derrière le comptoir. Elle attendait, il a demandé une chambre, elle lui a donné la 7, la plus belle, elle le voyait venir. Il a inscrit son nom dans le registre et il est monté dans sa chambre
Denise est allée regarder son jeu préféré à la télé et moi, j'ai regardé le registre : Lucio di Gatto, Milan, c'était marqué.
Il est redescendu, il a demandé s'il pouvait manger, mais Denise ne fait pas restaurant, alors, elle lui a dit :
- Allez donc au café du Château, vous serez bien reçu…
- Oui ?
- Oui, oui, dites-leur que vous venez de ma part.
- Merci, il a dit, et il est sorti.
Moi, j'ai pensé que ce type-là était louche, je l'aurais bien suivi, mais Denise a fermé la porte et a préparé à manger ; elle adore lire le journal en mangeant. On était là, tous les deux. quand elle m'a fait sursauter en criant :
- ELECTRE !!! Tu te rends compte ? Ils donnent Electre ce soir !
Je n'ai rien dit, je n'avais rien à dire, et elle, elle continuait, comme c'est formidable, ce que l'aimerais y aller, imagine, et cetera. Je suis retourné près du comptoir et j'ai attendu. Le type, Lucio Machin, est revenu vers trois heures. Denise faisait sa sieste. Il a pris sa clé au tableau et m'a lancé un regard complice. Je n'ai pas bougé, à peine les yeux : ce type ne me plaisait pas du tout, et de moins en moins.
Vers six heures, le voilà qui redescend.
- Vous vous rendez compte, qu'elle lui a dit Denise, quand il passait devant le comptoir, ils jouent Electre, au théâtre ce soir...
- Vous aimez le théâtre ?, a fait ce type.
- Oh ! Oui, j'adore ça !... Quand j'étais jeune... et elle a commencé sa tirade, je la connais par cœur, vu qu'elle la sert à qui veut l'entendre. Quand elle a eu fini, le type lui a dit :
- Si vous voulez, je pourrais vous avoir une place...
Alors là, elle ne s'est plus sentie, elle en aurait sauté au plafond.
- Oui, a dit le type, je connais un peu le metteur en scène, c'est d'ailleurs un peu pour cela que je suis ici... Alors, si vous voulez...
- Mais... Et mon hôtel ? a dit Denise.
Elle a fait comme si elle réfléchissait, à peine cinq secondes et après :
- Oh ! Comme vous êtes gentil... C'est vrai... ?
- Bien sûr, a fait le type, et il souriait, content.
- C'est extraordinaire... Je ne sais pas comment vous remercier... Vraiment... Mais comment... Il faut que je me prépare... Qu'est-ce que je vais me mettre ?
Elle a regardé le type qui souriait encore.
- Oh ! Excusez-moi ! ... Voilà que je vous embête avec mes histoires...
- Vous ne m'embêtez pas du tout... Je viendrais vous prendre, à huit heures ?
Elle a ri comme une gamine, tellement elle était heureuse.
- Oui, oui, à huit heures...
II est sorti, Denise ne savait plus où se mettre.
- Bon, alors, je ferme l'hôtel, hein ? Tant pis ?
J'ai pensé : tant pis.
Elle a fermé l'hôtel et elle est montée dans sa chambre ; elle a fait sa toilette et a mis sa plus belle robe, la bleue avec des paillettes, elle était très chic, vraiment. A huit heures, il est arrivé, il a sonné, elle lui a ouvert : le type était époustouflé, ou du moins c'est ce qu'il voulait qu'elle croie. Il a souri, lui a pris le bras, elle riait, et ils y sont allés. Moi, je sentais que quelque chose n'allait pas, alors j'ai poussé la fenêtre entrouverte de la cuisine et je suis sorti. II faisait nuit et froid, pas un bruit. J'ai marché jusqu'au parc des Platanes, j'ai traversé et je suis arrivé au théâtre. C était le grand soir. A dix heures moins le quart, il y a eu l'entracte. Je les ai vus tous les deux qui parlaient, mais lui avait l'air distrait. Il n'arrêtait pus de regarder ailleurs. Ça a sonné, et ils sont retournes dans la salle.
Puis, vers onze heures, ils sont tous sortis. Je l'ai vu arriver, tout seul. Je me demandais où elle pouvait bien être, Denise. J'ai commencé à avoir peur. Mais elle est arrivée et elle a attendu un moment. Il est revenu, et ils sont retournés vers sa voiture. J'ai eu tout juste le temps de rentrer en courant. Ils sont entrés deux secondes après, elle était toute joyeuse, elle n'arrêtait pas de rire, de discuter. Puis, il lui a dit :
- Je vais aller me coucher, maintenant, je suis fatigué...
- Quelle merveilleuse soirée, elle a dit, vraiment, je vous remercie...
- Ce n'est rien, il a dit. Il lui a baisé la main et il est monté. Elle, elle est allée dans sa chambre, elle s'est couchée, ses yeux brillaient de joie. Moi, je suis redescendu. J'avais soif. Et vers minuit, il est redescendu.
Il faisait attention de ne pas faire de bruit et il est ressorti. J'ai tout de suite compris qu'il tramait quelque chose et ça n'a pas manqué. Je l'ai suivi, il marchait vite tout en cherchant à se cacher. Il a pris la rue Vidal, jusqu'à la poste, et il s'est caché là : je voyais bien qu'il attendait quelque chose, alors j'ai attendu aussi...
Dix minutes après, une femme est arrivée. Seule. C'était bizarre, une femme seule dans la nuit. Il est allé vers elle.
- Qu'est-ce qui te prend ? , elle lui a dit. Tu me fais passer des messages dans ma loge, maintenant ? Pourquoi ce rendez-vous en pleine nuit ? Tu ne peux pas agir normalement, non?
- C'est que... il a commencé.
- Ah non ! Ça ne va pas recommencer ! Je suis fatiguée, moi ! Tu ne comprends pas ce que ça veut dire fini, non?
- Mais... il a murmuré.
- Arrête ! Que tu me suives partout, j'en ai pris mon parti, mais si tu continues, je vais être obligé de...
- De quoi ? il a fait.
-Je préviendrai, la police, tu m'entends ? J'en ai plus qu'assez de toute cette comédie !
Et elle l'a planté là. Il lui a couru après. J'ai suivi, de loin.
- Attends! Il l'a prise par le bras. Essaye de comprendre, au moins...
-Je comprends très bien que tu es complètement fou, voilà ce que je comprends !
- Mais je t'aime, il lui a dit.
Elle a commencé à rire, puis de plus en plus fort.
- Tu es trop drôle ! Mais tout le monde m'aime ! Et elle a ri de plus belle ; lui. il était là, comme un imbécile, les bras ballants, puis il a commencé à vouloir la prendre dans ses bras en disant :
- Tais-toi ! Tais-toi, je t'en supplie...
Mais elle n'arrêtait pas, elle riait encore et encore et encore. Alors il l'a serrée à la gorge en lui criant "arrête "mais ce n'était plus une plainte. Elle s'est arrêtée, mais il serrait toujours, toujours, toujours Elle n'était plus qu'un bout de chiffon dans ses bras. Il a dit:
- Je t'aime, moi...
Il a porté le corps jusqu'au pont de la Cance, il 1'a jeté et il pleurait. Moi, je suis rentré à l'hôtel.

Le lendemain matin, les brigadiers sont arrivés. Denise était encore en robe de chambre.
- Messieurs, elle a dit.
- Bonjour, a dit le chef. Vous avez un certain di Gatto, chez vous ?
- Oui, elle a dit. Pourquoi ?
- On a retrouvé sa femme, morte, dans la Cance, ce matin. Etranglée...
Denise a poussé un petit cri.
- C'était pas beau à voir, a fait le deuxième gendarme.
- Oui, bon, ça va, lui a dit le chef. On peut voir ce monsieur ?
- Euh... Oui, sans doute... Chambre... euh... sept...
Ils sont montés. Puis sont redescendus avec 1ui.
- Ce monsieur nous a dit qu'il n'a pas quitté l'hôtel de la nuit. C'est vrai, ça ? , a demandé le chef à Denise.
Elle a ouvert de grands yeux.
- Oui... Nous sommes rentrés ensemble hier soir... Et... Oui...
- Pardonnez-moi d'être aussi direct mais... Vous voulez dire que vous avez passé la nuit ensemble ?
Elle a rougi, un tout petit peu, puis elle l'a regardé. Il l'a regardée. Elle a froncé ses sourcils. Il a souri.
Alors elle a dit :
- Oui... Puisque je vous dis que oui...
- Bon, très bien, a dit le chef.
Moi, j'aurais bien dit que tout ça, c'était mensonge et compagnie, mais pour quoi faire ?
Alors, j'ai miaulé.

Anonyme. Extrait de "nouvelles nuits " La revue de la nouvelle policière
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La fenêtre d'en face
H Gougaud


Avant que le vent ne la froisse, avant que la pluie ne l'aveugle, peut-être trouvera-t-on cette lettre que je lancerai par la fenêtre, comme un oiseau délivré, un fois dite mon aventure. Je ne me fais pas d'illusions : Je sais qu'elle est incroyable. Je suppose même, quand elle sera connue, que l'on pourra douter de mon existence palpable. Or, à l'honnête homme dont la raison ébranlée exigera des preuves, je veux dire ceci : Si vous ne craignez pas les certitudes vertigineuses, montez au septième étage, numéro huit, rue Paradis et poussez la porte. Je vous attends. Mais d'abord, écoutez : J'habitais l'immeuble en face il y a un an, un jour, un siècle, je ne sais. Je me souviens qu'une nuit d'été caniculaire, rêvant. avant d'aller dormir, sur le balcon de ma chambre dans la brise délicieuse, je remarquai de l'autre côté de la rue une fenêtre ouverte sur une pièce\ chaudement éclairée. J'en fus surpris : d'ordinaire, derrière ces murs, n'apparaissaient entre deux rideaux mal joints que des recoins d'appartement fatigués, de salles à manger désuètes, de cuisines étroites où s'affairaient mollement des femmes sans grâce. Or, sur la façade grise, la demeure entrevue était d'une étrange et sournoise richesse. Une bibliothèque vitrée et des tableaux apparemment anciens couvraient les murs. Sous le plafond orné de moulures extravagantes une haute lampe de bronze au chapeau de tissu brun posée sur un vaste et vieux bureau encombré d'objets hétéroclites illuminait le crâne d'un vieillard qui semblait écrire furieusement, entre deux remparts de livres entassés. Je me pris, je crois à envier ce vieil érudit dans son repaire feutré. Quand il leva la tête et me regarda, l'œil perçant par-dessus ses lunettes cerclées de fer, je lui souris. Un instant plus tard, craignant d'être indiscret, je tirai les rideaux et me couchai. Je fis un cauchemar au cours duquel l'étrange bonhomme aperçu jouait un rôle assez sinistre. Le lendemain matin, j'épiai à nouveau la même fenêtre, de l'autre côté de la rue. Elle était fermée.
Je n'attendis pas longtemps. Une vieille femme au visage bouffi l'ouvrit bientôt toute grande. Alors un malaise bref m'assaillit et je sentis mon cœur trébucher soudain. La pièce baignée de soleil n'était pas celle que j'avais vue, découpée dans la nuit, sous la lumière franche de la lampe. Ce n'était maintenant qu'une chambre étroite aux murs délavés, succinctement meublée d'une chaise et d'un lit défait. Dans un coin, derrière un paravent de papier peint criard, on devinait un lavabo. Rien d'autre. J'examinai la façade. Deux fenêtre étaient immédiatement visibles de mon balcon L'une éclairait une cage d'escalier, l'autre était forcément celle que j'avais observée. Une erreur était improbable. Alors je décidai que j'avais été victime de quelque hallucination, ce qui me mit pour la journée de fort mauvaise humeur.
Heureusement, un travail urgent m'obligea reléguer le malaise dans les recoins les plus loin tains de mon esprit. Mais la nuit revenue, à l'instant d'aller dormir, je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil de l'autre côté de la rue. Je n'aurai .jamais dû. Sur le mur d'en face, dans son repaire richement meublé d'objets curieux et de livres aux reliures fauves, prés de sa lampe de bronze allumée, le vieil homme était assis. Il n'écrivait pas. Les bras croisés sur sa table, il semblait m'attendre. Dès que j'apparus sur mon balcon, il me fit un signe. Etrangement, je ne fus pas surpris. Je le saluai. Alors dans la nuit paisible, j'entendis son rire de crécelle et sa voix cordiale m'interpeller :
- Venez, venez donc ! Au septième, la porte en face !
Je n'hésitai pas un instant à accepter l'invitation Quoique je ne me souvienne pas avoir quitté mon appartement et gravi l'escalier de son immeuble, je le fis sans prendre le temps de m'habiller décemment et me retrouvai, vêtu de ma seule robe de chambre, devant sa porte entrouverte, où sa voix un peu chevrotante m'accueillit :
- Entrez, entrez, mon bon monsieur. Vous êtes le bienvenu !
J'obéis. Un parfum de grenier bizarrement attendrissant m'envahit, comme si je pénétrais dans 1a mémoire paisible d'une très vieille maison, hors des tempêtes du monde. L'homme, appuyé à son bureau, me regarda venir à lui et me tendit un main chaleureuse. Il était petit, voûté, infiniment plus vieux que je ne l'imaginais, mais tout à fait vigoureux et souriant. Un peu honteux de mon accoutrement sommaire je bredouillai quelque excuses auxquelles il n'accorda pas la moindre attention. Il me fit asseoir dans un vaste fauteuil et me dit, l'air prodigieusement intéressé :
- Votre balcon est un point d'observation remarquable, mon bon monsieur. Peut-être m question vous paraîtra-t-elle saugrenue, mais dites moi, avez-vous déjà vu la fenêtre de cette pièce ouverte en plein jour ?
Je ne pus que lui faire part de ma curieuse hallucination, et de ma perplexité. L'homme m'écouta avec une extrême émotion et poursuivit à voix fiévreuse :
- Vous n'avez été victime d'aucune illusion.
Savez-vous ce qui m'arrive chaque fois que l'aube paraît ? Je m'endors. Et je m'éveille au crépuscule, devant mes livres. Etrange, n'est-ce pas ? Bientôt vous connaîtrez cela, Dieu merci, vous connaîtrez cela. Il y a un an, un siècle, je ne sais, j'habitais votre appartement. Un jour je fis la même observation que vous : la chambre de bonne le matin, la bibliothèque le soir. Inutile de vous expliquer ce que j'ai ressenti, et ce que j'ai fait, puisque vous avez suivi le même chemin que moi. Mon prédécesseur en ces lieux était un vieil acariâtre qui m'abandonna sans un mot de réconfort. Je ne serai pas aussi cruel, mon bon monsieur. Au fait, est-ce toujours la même soubrette. assez jolie qui ouvre cette fenêtre, tous les matins ?
Je pris le vieillard pour un mystificateur. Il s'en aperçut. Alors posément, il me dit ceci
- A l'aube je serai parti, je ne sais pour quelle destination. Vous me remplacerez. Telle est la loi qui sévit ici. Ne perdez pas de temps à tenter de vous évader. Chaque fois que vous essaierez d'ouvrir la porte vous vous endormirez infailliblement. Toutes les nuits vous devez recopier ces livres qui encombrent ces murs sur des feuilles de papier constamment renouvelées, par je ne sais qui. Vous les trouverez tous les soirs sur votre bureau, à là place de votre travail de la veille, qui aura disparu. Je sais, c'est absurde. D'autant que ces ouvrages sont dénués d'intérêt. Ce sont des dictionnaires.
Le vieillard dans son fauteuil se laissa submerger par une profonde rêverie.
- J'ai beaucoup réfléchi, dit-il, au sort qui nous est fait. A mon avis cette pièce est un lieu de communication entre deux mondes. Une sorte de guichet, si vous voulez. Oui, je crois que pour les vivants d'un autre espace nous jouons le modeste rôle de fonctionnaires informateurs. Il doit y en avoir d'autres, des milliers d'autres, un peu partout.
Je me levai, décidé à prendre la fuite. Je ne me souviens pas avoir atteint la porte. Je me réveillai assis devant le vieux bureau. J'entendis une voix étrangère, dans mon dos, qui disait :
- Vous avez intérêt à travailler ferme. Chaque fois que vous serez tenté de faire grève vous serez pris d'une insupportable migraine. Bonsoir, monsieur.
Je me retournai; J'étais seul. Je n'ai jamais cessé depuis, de l'être, et de travailler. Mon appartement, de l'autre côté de la rue, est' maintenant occupé par un couple de jeunes gens qui se soucie peu de regarder par la fenêtre.

Si vous ne pouvez croire à mon histoire , si vous doutez de mon existence palpable, si vous voulez des preuves enfin, je ne peux mieux dire : au septième étage, numéro huit, rue Paradis et poussez la porte. Je vous attends.

H Gougaud, Départements et territoires d'outre mort. Point Seuil
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