|
PAUVRE JULIETTE
H Gougaud, départements et territoires d'outre-mort.
Il a mis son costume bleu marine, il a coiffé ses cheveux rebelles
avec une application touchante, il s'appelle Bruno, c'est dimanche et le temps
est maussade mais qu'importe, il sort Juliette aujourd'hui, Juliette un peu
mal à l'aise dans sa longue robe brune piquée de fleurs jaunes,
Juliette qui veut aller à la foire du Trône, voir du monde, se
soûler de boniments intarissables, d'odeurs de sucre et de buvette,
de chansons enchevêtrées, de couleurs tonitruantes.
- Tu veux bien ? dit-elle.
Elle se tient toute droite devant l'homme qu'elle aime, sous sa frange blonde
ses yeux trop grands, trop pâles le regardent et lui sourient. Il sourit
aussi, il dit :
- Je veux tout ce que tu veux.
Alors elle lui prend la main et la serre très fort.
Maintenant ils déambulent dans la foule criarde et nonchalante, parmi
les baraques foraines, les manèges, les parades, les musiques électroniques.
Ils ne parlent guère, attentifs à préserver leur commune
rêverie, ils se laissent dériver le long des allées poussiéreuses.
Devant un misérable stand de tir presque désert Bruno s'arrête
un instant.
Juliette pose sa tête penchée sur son épaule.
- J'ai envie de faire un carton, dit-il, attends-moi.
Le patron un gros joufflu coiffé d'un immense chapeau de paille lui
tend un fusil et six balles. Il saisit l'arme et la soupèse, son œil
brille durement, il vise avec délectation la cible, et tire. Juliette
s'éloigne de quelques pas. Fascinée, elle contemple une roulotte
dont la façade est ornée d'un visage de gitane au regard grossièrement
hypnotiseur.
Une enseigne rouge et or compliquée d'arabesques maladroites précise
que derrière la porte, désignée par une flèche
oblique, Mme Rachel, prêtresse d'Orient, dévoile sans faute l'avenir
pour la modique somme de cinq francs. La jeune fille gravit lentement les
trois marches de bois. Sur le seuil Bruno la rejoint. Elle lui dit, rougissante,
un peu honteuse :
- C'est la première fois de ma vie que je vais chez une voyante. J'ai
un peu peur.
Ils entrent. Au plafond brûle une lampe peinte en bleu. Les fenêtres
sont dissimulées par des rideaux noirs. Nulle image, nul objet ne décorent
les murs de tôle. Un chat majestueusement indifférent traverse
le plancher mal joint et se roule en boule dans un coin. Au fond de la pièce
une vieille femme est assise derrière une table de camping couverte
d'un morceau de tapis fané. L'antre de Mme Rachel est sinistre, funèbre,
misérable.
Juliette frissonne, un nœud d'angoisse l'étouffe soudain, elle
souffle très vite à l'oreille de Bruno :
“ On s’en va ? ”
Trop tard. La sorcière leur, tend une longue main décharnée.
Sa voix les harponne, précise, grinçante. Les bruits de la foire
leur paraissent tout à coup terriblement lointains, presque imperceptibles.
- Approchez, mes enfants, approchez.
Son visage est maigre et sévère. Sa chevelure lisse, blanche,
est ramassée sur sa nuque en un lourd chignon. “ Elle ressemble
à ma mère ”, pense Juliette, furtivement. Mme Rachel la
regarde, deux rides verticales se creusent entre ses yeux noirs, impitoyables.
Elle dit avec une extrême sévérité :
- Si vous ne voulez pas que cet homme vous tue, ma petite, quittez-le avant
la nuit tombée. Je ne fais jamais payer les mauvaises nouvelles. Maintenant,
disparaissez. Je ne veux plus vous voir traîner chez moi, avec vos chaussures
sales.
A nouveau tourbillonnent les mille bruits de la fête. Sur les montagnes
russes, contre le ciel pâle, des filles poussent des cris d'hirondelles.
Juliette pleurniche dans son mouchoir, assise devant une menthe à l'eau,
à la buvette du “roi de la bière ”.
- C'était une si belle journée, dit-elle. Je l'ai complètement
gâchée.
Bruno bredouille des mots tendres contre sa joue mouillée, il baise
ses mains, il tente de la consoler, maladroit comme un amoureux désemparé.
- Ne pleure pas, ma chérie, tu es fatiguée, c'est tout. N'aie
pas peur, je vais te ramener. Tu te reposeras.
- D'abord, je veux retourner chez cette affreuse voyante, dit Juliette, soudain
butée. Elle me doit des explications.
L’œil inquiet, il la regarde, longuement.
- Quelle voyante ?
- Tu l'as déjà oubliée ?
Elle tremble, elle s'indigne, les yeux immenses.
- Mme Rachel, cette sorcière épouvantable qui m'a dit que tu
voulais me tuer, il y a dix minutes.
Bruno enferme les poignets menus de Juliette dans ses mains, il tente un pauvre
sourire, il dit, aussi calmement qu'il le peut :
- Ecoute-moi, Juliette, écoute-moi bien. Il y a dix minutes nous étions
assis à cette table. Il y a un quart d'heure nous étions au
stand de tir.
Nous n'avons rencontré aucune voyante. Je t'en prie, je t'en supplie,
souviens-toi.
Elle se lève, échevelée, bouscule des gens, renverse
des verres, elle court, Bruno l'appelle, la suit. Devant le stand de tir elle
tourne sur elle-même, son regard éperdu cherche partout la roulotte,
la vieille roulotte peinte de Mme Rachel.
- Elle était là, dit-elle, secouée de sanglots contre
la poitrine de Bruno. Elle était là, elle n'y est plus.
Tout au long du trajet elle pleure doucement dans la voiture, recroquevillée
sur son siège, à côté de l'homme qu'elle aime et
qui conduit les dents serrées, le front barré d'une ride profonde,
la tête douloureuse. Il s'arrête à quelque distance de
l'hôpital psychiatrique, il prend Juliette par la main, tendrement,
il la reconduit jusque dans le hall. Il 1'embrasse, il dit :
- Dimanche prochain, si tu veux, nous irons au cinéma.
Elle fait oui de la tête, elle pose un baiser sur sa joue.
- Ne t'inquiète pas, dit-elle. Mme Rachel m'a dit que je ne risquais
rien si tu me quittais avant la nuit tombée. Va vite.
Il s'en va, les poings aux poches, sans se retourner.
|