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Jacques Brel
C'est un cerne de lumière, une flaque morne. Un halo
livide, mouvant, à peine plus large que l'homme qui s'y est réfugié.
C'est un projecteur, c'est une scène de théâtre, c'est
un chanteur.
C'est une solitude d'avant l'image en couleur. Un temps en gris de gris.
Jacques Brel est mort le 9 octobre 1978. Il y a 25 ans, presque
II a les yeux clos. Tellement, qu'il agite ses mains pour pleurer. Elles pendent
à bout de bras. Elles disent l'inutile. Elles sont éparpillées,
doigt à doigt, du haut jusqu'au plus bas. Elles s'agitent, elles volettent,
elles dessinent, elles le disent, elles s'égarent, elles reviennent
en pluie, elles étreignent son coeur, elles se lassent, elles renoncent,
elles retombent. Ses mains vont jusqu'à terre, juste le temps des poings.
Et puis il les frotte, il les serre, il désigne du doigt, il nous montre
un ailleurs que nous ne savons pas. Il les jette en avant, il saisit, il capture,
il retient.
Puis il ouvre les yeux, et ses grands bras partout. Il regarde au-dessus,
à côté, autrement. II cherche, tête penchée,
front froissé, bouche ouverte. Il nous sourit ses dents. Il mimique,
il minaude, il potache. Il mime ses gens à lui, les rassemble, les
rallie, les oblige. Il est debout. Il chante. Il est tous à la fois.
Il en est presque flou.
Sa cravate est déliée, sa chemise est ouverte, le gris de sa
veste lui fait des plis de peau. Ses chevilles sont soudées. Ses jambes
se moquent de fausses révérences. II fait sa moue, sa lippe,
il nous fait le dégoût.
Il nous fait la surprise. II ouvre grand les yeux, il écarte ses lèvres,
il fait de ses sourcils un accent circonspect.
II tremble comme l'automne, pleure des yeux, se redresse en riant, regarde
ailleurs, encore, toujours, se cherche un mot plus loin. Et voilà qu'il
grimace. Voilà qu'il fait l'enfant, qu'il se creuse en vieillard, et
qu'il se courbe en vieille, et qu'il ose un timide. Puis le voici jeune homme,
qui tortille et chancelle. Puis le voilà tout seul, à joindre
ses deux mains. Le voilà bouche ouverte.
Le voilà oublié, délaissé, blessé et tout
mendiant d'amour. Et il hoche la tête, il dit l'humilité. Et
puis il la relève, pour cracher la colère. Regardons-le. Ses
cheveux sont collés, tout luisants de sueur. L'eau perle sur son front,
sur ses joues, sur sa voix. Ses yeux sont tout en rides. Son menton est tremblé.
Et le voilà qui danse, et le voilà qui prie, et le voilà
qui jure et le voilà qui crache. Il nous dit tous les mots. Il nous
les montre. II nous les vit. II nous les aime .
S Chalandon, Libération 29 septembre 2003
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